Figure emblématique de la télévision belge, Rodrigo Beenkens commente le Tour de France, mais aussi la plupart des classiques cyclistes, depuis près de 30 ans pour la RTBF. En cette période ‘chahutée’ pour le monde de la petite reine suite à l’épidémie de Coronavirus, il nous semblait opportun d’avoir l’avis éclairé du journaliste et commentateur belge sur la situation actuelle qui touche de plein fouet le cyclisme professionnel.
Tout d’abord, en cette période de confinement forcé, vous qui êtes un homme de terrain hyperactif tant au niveau du football que du cyclisme, comment vivez-vous l’arrêt de toutes ces compétitions sportives et quelles sont vos occupations journalières afin de meubler vos temps libres ?
Paradoxalement, plutôt bien. De toute façon, on n’a pas trop le choix et surtout on se rend compte qu’il y a des choses bien plus importantes dans la vie que de commenter des épreuves sportives. Bien évidemment, il y a un manque, c’est certain. Il y a bien longtemps que je n’avais plus passé un mois d’avril sans commenter une seule course cycliste. Néanmoins, il serait indécent de se plaindre dans les circonstances actuelles.
Du travail, il y en a même si cela ne procure pas la même dose d’adrénaline que lorsqu’on commente une course en direct. Durant cette période, j’ai également suivi des formations afin de pouvoir utiliser d’autres supports de travail et ainsi pouvoir continuer à travailler à distance. Cela m’a permis de faire quelques interviews par Skype par exemple, de faire des vidéos ou des reportages pour la radio, la TV ou le site web de la RTBF. En somme, il faut pouvoir un peu se réinventer, c’est une autre façon de travailler mais elle n’a pas nécessairement que des inconvénients. A titre d’exemple, d’habitude, lors d’une interview ou d’un reportage, on est souvent accompagné par toute une équipe (caméraman, preneur de son, technicien, etc…), là, en entretien ‘One to One’, il y a une relation de confiance et de complicité qui s’installe tout naturellement et cela permet parfois d’obtenir un contenu plus intéressant, voire plus intime.
Fatalement, avec ce confinement, on a aussi plus de temps libre pour soi et pour sa famille. Je crois que je n’ai certainement jamais eu un jardin aussi bien entretenu que maintenant. Un autre domaine où je n’excellais pas, c’était la cuisine. Je m’y suis mis une à deux fois par semaine et à présent, le samedi soir, je me mets devant les fourneaux afin de concocter un bon repas pour toute la famille. De même, avec la météo clémente des dernières semaines, je fais également plus de vélo et ma condition est donc bien meilleure qu’en temps normal.
Alors que Tirreno-Adriatico a été supprimé immédiatement, tout a été fait pour maintenir Paris-Nice. Pensez-vous que ASO a eu raison de laisser se dérouler l’épreuve quasi jusqu’à son terme ?
Je pense que la situation de Paris-Nice et de Tirreno-Adriatico était quand même différente. Au moment où l’épreuve française a continué et que son homologue italienne n’avait pas encore elle débuté, il y avait, comme toujours, quelques jours de décalage entre ces 2 courses et dans le cas d’une pandémie, quelques jours de différence, c’est énorme.
De même, à ce moment-là, les 2 pays étaient différemment impactés par le virus. Même s’il est vrai qu’il y avait déjà un foyer d’infection dans l’Oise et en Alsace, la France n’était quand même pas atteinte aussi fortement que l’Italie. Il s’agit donc pour moi de deux cas différents et par conséquent, il n’y avait pas lieu de prendre une décision similaire.
Le Tour de France a été postposé de quasi 2 mois. Pensez-vous que le bon déroulement de l’épreuve puisse être garanti ? Comment ASO pourra-t-elle gérer l’afflux massif d’un public européen et faire respecter cette distanciation sociale tout en préservant aussi la santé des coureurs ?
Quoi qu’on puisse penser, tout cela va dépendre de l’évolution de la pandémie. On a beau avoir mis tout en place pour le bon déroulement des épreuves du nouveau calendrier UCI, si le virus reste présent dans les prochaines semaines, tout cela tombera à l’eau. Si on écoute les spécialistes, l’un vous dit qu’il va y avoir une deuxième vague, un second vous soutient qu’il n’y en aura pas et un troisième vous laisse dans l’expectative en vous disant peut-être.
De même, n’oublions pas que le cyclisme a aussi ça de très particulier, au contraire de certains sports comme le basket, le football, voire le tennis….où l’on peut canaliser les gens dans un stade en gérant au mieux les risques, c’est qu’il se pratique sur de longues distances et surtout en traversant souvent différentes régions qui sont, elles, bien évidemment impactées très différemment au niveau de l’infection du virus. C’est aussi un sport de proximité, tant au niveau du public que des coureurs.
N’oublions pas qu’à l’heure actuelle, plus de ¾ de la population est vraiment inquiète, pour ne pas dire anxieuse, quant à l’évolution de ce virus. Une équipe cycliste, ce n’est pas que les coureurs, c’est tout un staff avec des directeurs sportifs, des masseurs, des kinés, etc…et tout ce petit monde se côtoie chaque jour et ce durant 3 semaines lors des grands tours.
Et donc, la grande question c’est : Que fait-on si lors du Tour de France, après 4 à 5 jours de course, on détecte un cas de Covid-19 au sein de l’une des équipes. On met le coureur et son équipe en quarantaine mais en toute logique, on doit aussi par mesure de sécurité mettre toutes les personnes qu’il a côtoyées et fatalement, avec cette promiscuité au sein du peloton, difficile de continuer une épreuve dans de telles conditions.
Maintenant, quoiqu’il arrive dans les prochains jours, avoir mis ce calendrier en place, c’était indispensable, tant pour les organisateurs que pour les coureurs. Ceux-ci avaient besoin de pouvoir planifier un programme de course et surtout se fixer des objectifs. Il n’y a rien de pire pour un coureur que de devoir continuer à s’entrainer en n’ayant aucun but à court terme.
ASO a démontré avec Paris-Nice qu’elle possède une infrastructure et une logistique à toute épreuve mais est-ce que cela sera suffisant ? Difficile de répondre précisément à cette question. Et je le répète, que fait-on si un cas de Covid-19 est détecté après 4, 8, 12 ou 15 jours de course….Quoiqu’il arrive, et le patron du Tour, Christian Prudhomme, me l’a encore confirmé récemment, l’état sanitaire et la santé des coureurs aura toujours la priorité sur les enjeux économiques liés à la tenue du Tour de France, et je n’ai pas le moindre doute sur la sincérité de sa parole.
Par contre, ce qui me gêne un peu plus, c’est que j’ai l’impression que tout a été fait au niveau du calendrier pour mettre le Tour au-dessus du reste. On s’est dit, s’il faut sauver quelque chose, c’est le Tour. A partir de ce constat, toutes les autres épreuves ont ensuite été placées ça et là autour des dates fixées pour le Tour. C’est comme si on avait pris une grande page blanche, qu’on y avait mis au centre de cette feuille le Tour et qu’après, on y avait rempli les cases blanches restantes avec les autres épreuves. Maintenant, au vu des enjeux économiques, c’est aussi un peu logique parce que j’ai entendu beaucoup de patrons d’équipe me dirent que s’il y avait bien un événement à sauver, c’est le Tour de France.
Je voudrais également insister sur un élément majeur dont on ne parle pas, c’est l’aspect psychologique qui peut toucher les coureurs. En effet, il n’y a pas de raison que celui-ci soit différent de la majorité de la population, à savoir la crainte d’être infecté par le virus suite à cette promiscuité au sein du peloton. Et donc, on peut se retrouver avec certains coureurs, et c’est bien compréhensible, qui, comme tout homme, peuvent avoir peur de retourner au boulot. Certaines formations devront peut-être faire un choix complexe entre l’obligation économique d’aligner une équipe et le fait de respecter la décision d’un coureur qui ne désire pas y aller tout simplement parce qu’il a peur. Maintenant, avec un noyau de plus ou moins 30 coureurs, il n’y aura pas de la place pour tout le monde même si c’est vrai que plusieurs équipes auront 2, voire 3 programmes simultanément à certaines périodes.
Le Tour de France, on l’a compris, c’est le centre du monde cycliste mais on ne doit pas oublier que le cyclisme et le Tour ne sont qu’une partie du sport et que le sport n’a même pas été cité dans beaucoup de pays, dont la Belgique et la France, lors des premières allocutions des Chefs d’Etat que ce soit notre première ministre ou que ce soit Emmanuel Macron. On doit être bien conscient que le sport n’est pas une priorité à l’heure actuelle.
Avec le peu de courses de préparation, ne risque-t-on pas d’assister à un cyclisme à 2 vitesses ? En effet, à l’heure actuelle, certains coureurs, comme les Français, peuvent seulement sortir de chez eux pour s’entrainer sur la route alors que les coureurs belges, par exemple n’ont jamais été confronté à cette interdiction…De nombreux coureurs entretiennent leur forme avec le Home Trainer en participant à des courses virtuelles alors que d’autres ne sont pas des adeptes de ce type d’entrainement.
Depuis 10 jours la situation s’est quand même bien équilibrée. Entre le 15 mai et le 1er août, date présumée de la reprise, cela fait une période de 2 mois et demi. Maintenant, je ne prétends pas que cela va remettre tout à plat mais n’oublions pas que ce n’est pas la première fois que certains coureurs arrivent sur certaines épreuves avec plus de jours de stage en altitude que de jours de course. Avoir deux mois et demi de préparation avant d’aborder les premières épreuves, je trouve cela pas mal, surtout dans le contexte actuel. Par contre, moi ce qui m’intéresse, c’est de voir comment les coureurs vont pouvoir gérer leur préparation et leur pic de forme. Le temps des coureurs comme Eddy Merckx ou Bernard Hinault qui gagnaient de février à octobre, tout en étant aussi performant en juin qu’en juillet, est révolu. Ici, l’avantage avec ce calendrier condensé, c’est que le coureur qui est en forme, il va pouvoir tout donner pendant 3 mois…
Habituellement, dans un calendrier international très fourni sur tous les Continents, les petites équipes ainsi que les équipiers des formations World Tour ont l’occasion de pouvoir se mettre en évidence. Or, cette année, de nombreuses courses telles que les 1.1 sont annulées. Il ne restera très certainement que les Grands Tours et les monuments cyclistes ainsi que quelques autres épreuves importantes comme les Mondiaux. Autant dire que tous les leaders auront ‘le couteau entre les dents’ lors de la reprise dans le but de ne pas connaitre une année blanche. Est-ce que cela ne risque pas de mettre en péril l’avenir des formations Continentales qui ne pourront se mettre en évidence mais aussi celui des jeunes coureurs qui n’auront pas le loisir d’obtenir cette saison de carte blanche puisqu’ils devront très certainement tous rouler pour leur leader ?
Assurément. Même très certainement. Maintenant, dans le contexte actuel, est-ce qu’il ne vaut pas mieux être un jeune coureur plutôt qu’un coureur qui entre dans sa dernière année de course et qui lui fatalement n’aura plus l’occasion de pouvoir se mettre en évidence. Evidemment, je comprends parfaitement que pour un jeune, qui est en fin de contrat, c’est problématique pour lui parce qu’il n’aura que peu d’opportunités de pouvoir se mettre en évidence vis-à-vis de son employeur et que par conséquent, son contrat pourrait dès lors ne pas être renouvelé.
Pour prendre un exemple que je connais bien, un garçon comme Sébastien Grignard a connu pas mal de poisse jusqu’à présent et là, il revenait bien. Avec cette pandémie, c’est à nouveau un coup d’arrêt très dur pour le coureur mais d’un autre côté, il a encore tout l’avenir devant lui. De même, j’aurais aimé voir Remco Evenepoel sur Liège-Bastogne-Liège et sur la Flèche Brabançonne. D’ailleurs, et je ne sais pas pourquoi, je le voyais ‘grand comme une maison’ s’imposer sur l’épreuve brabançonne. Mais bon, il n’a que 20 ans et encore de nombreuses années devant lui. De toute façon, on ne peut rien y faire, on n’avait pas d’autre choix.
Pour toutes les formations Continentales, toutes ces suppressions de courses, c’est bien entendu une véritable catastrophe. Maintenant, lorsqu’on analyse plus attentivement le calendrier, je suis quasi persuadé qu’on va avoir un peloton scindé en 2 parties. On aura une partie du peloton qui va axer sa préparation sur le Tour de France et qui enchainera ensuite avec les classiques. Et l’autre partie du peloton qui participera au Tour d’Italie, à Tirreno-Adriatico et, si elles sont confirmées, aux épreuves canadiennes.
Lorsqu’on regarde les épreuves qui sont en concurrence avec le Tour de France, cela n’a rien à voir avec celles qui sont en concurrence avec le Giro. C’est d’un déséquilibre total. La seule épreuve du top durant les trois semaines du Tour, c’est Tirreno-Adriatico. Par contre, le Giro sera, lui, en concurrence avec des épreuves telles que Liège-Bastogne-Liège, l’Amstel Gold Race, le Tour des Flandres, Paris-Roubaix et le début de la Vuelta. C’est hallucinant ! En théorie, le seul endroit où l’on pourrait voir en même temps des coureurs sortants du Tour et ceux qui participeront au Giro, c’est lors des Mondiaux en Suisse.
Le Tour des Flandres et Paris-Roubaix en automne au lieu du printemps, cela change pas mal la donne en terme de préparation physique pour de nombreux coureurs. Difficile en effet de pouvoir participer par exemple au Tour de France en voulant ensuite enchainer avec les Mondiaux pour se reconcentrer par la suite aux ‘Flandriennes’…Dans un calendrier normal, c’est faisable de participer à toutes ces épreuves. Là, des coureurs comme Philippe Gilbert, Greg Van Avermaet ou Wout Van Aert, ils vont devoir faire des choix !
Oui bien entendu mais c’est ça ou rien. Et à choisir, le choix est vite fait. Le cas de Wout Van Aert est d’ailleurs intéressant. Sur papier, s’il y a bien un Belge capable de gagner sur les Champs Elysées, c’est Wout Van Aert. Et 36 heures après la dernière étape du Tour de France, ce sont les Championnats de Belgique sur route et le lendemain, c’est le contre la montre du Mondial en Suisse. Imaginez-vous un peu le dilemme. C’est une situation inédite et il faut pouvoir être frais mentalement et sacrément costaud pour gérer ce cas de figure.
Maintenant, je le redis et je n’ai pas peur de le répéter, nous sommes au mois de mai et personne à l’heure actuelle ne peut dire quelle sera la situation sanitaire dans 2 mois. Toutes les spéculations et prévisions que nous pourrions faire maintenant peuvent tomber à l’eau dans quelques semaines, voire du jour au lendemain.
Avoir un calendrier sportif, c’était indispensable. Les coureurs ont besoin de concret et de pouvoir se fixer des objectifs mais honnêtement, à l’heure actuelle, je suis incapable de vous dire si le Tour aura lieu ou pas. On doit être conscient de cela. Il y a trop de paramètres qu’on ne maîtrise pas. N’oublions pas que d’ores et déjà les 3 premières étapes du Tour se dérouleront à huit clos à Nice.
Quant aux Mondiaux, rien ne dit qu’ils pourront avoir lieu en Suisse. La seule certitude à ce jour, c’est que la deadline a été fixée par le Président de l’UCI, David Lappartient, au 30 mai.
Par contre, ce qui est sûr, et le coach de l’équipe belge Rik Verbrugghe me l’a encore confirmé la semaine dernière, c’est qu’en cas d’annulation des Mondiaux à Martigny, un grand lobbying sera fait pour ne pas aller au Qatar. En supposant que les épreuves doivent se dérouler en novembre au Moyen-Orient, le plus judicieux serait de les organiser soit aux Emirats, soit à Oman afin de pouvoir offrir enfin un circuit aux grimpeurs. Celui-ci ne sera assurément pas aussi difficile que celui de Martigny mais au moins il sera sélectif et non dédié aux sprinters. Combien de Mondiaux ont eu les grimpeurs à leur mesure ces dernières années…Pour des coureurs comme Egan Bernal, Chris Froome ou Vincenzo Nibali, ce circuit à Martigny, c’est une occasion unique qui ne se représentera peut-être plus avant un certain temps.
On ne peut souhaiter qu’une chose, c’est qu’on puisse au moins faire une partie de ce nouveau calendrier cycliste. Quand on voit que même les Jeux Olympiques et l’Euro ont été annulés, on ne peut pour l’instant pas encore trop se plaindre.
Pensez-vous que l’équité sportive sera sauvegardée en cette période chahutée lorsqu’on sait que la plupart des coureurs n’ont plus subi depuis des semaines de contrôle anti dopage ?
Je sais que c’est l’une des craintes de pas mal de coureurs. Ils ont peur que certains en profitent pour à nouveau essayer de passer entre les mailles du filet. Il reste quasi deux mois avant la reprise officielle des premières courses et donc, cela doit être l’une des priorités de l’UCI. Il serait vraiment dommage qu’après avoir mis en place tout ce calendrier, on doive faire un pas en arrière. Je pense que l’UCI doit prévenir, dès à présent, avec un message fort qu’elle en appelle à la responsabilité de chacun dans cette période difficile et qu’en cas de contrôle positif que les sanctions à l’égard des éventuels tricheurs seront lourdes de conséquence pour eux mais aussi pour leur équipe.
Interview réalisée par Christian Hiernaut