A l'occasion de la seconde journée de repos du Tour de France, Patrick Chassé a eu la gentillesse de nous accorder un entretien. Pour Velo-Club, il revient notamment sur le Giro qu'il a commenté cette année, mais aussi sur les difficultés auxquelles peuvent se heurter les commentateurs pendant une course.
Le Giro était diffusé en clair sur Lequipe et à généré de belles audiences. Vous attendiez-vous a un tel succès populaire ?
Honnêtement oui. On a quand même une antériorité de pas mal de courses de vélo sur Lequipe, où l’on voyait que le public du vélo était là, comme sur Tirreno Adriatico ou bien Milan San Remo. Le vélo à une particularité avec un vrai noyau qui est toujours là, qu’on leur montre les boucles de la Mayenne ou le Tour d'Italie, ils viendront. Ils viendront parce que ce sont de vrais consommateurs de vélo.
Avez-vous réussi à attirer des spectateurs moins férus de cyclisme ?
Avec le potentiel de la chaîne, on a eu la possibilité de capter un nouveau public et d'amener des gens à aimer le vélo. C'était un peu notre “punchline”, avec modestie et humilité car nous partons de bas. Et l'idée c'était de faire aimer le vélo à des gens qui ne le connaissaient pas. J'étais certain que les dirigeants de la chaîne seraient content des résultats. Je suis aussi vraiment étonné de voir le nombre de gens qui m'ont dit, pendant et après le Giro, “on n'avait jamais vu ce type de compétition à la télévision et on pensait pas que c'était si bien “
De belles audiences grâce au plateau proposé, notamment avec la présence de Thibault Pinot ?
Les pointes d'audience, ça dépend bien évidemment de la nature du spectacle mais aussi et surtout du comportement des coureurs français. Je pense que la chaîne l'équipe peut remercier Thibaut Pinot pour cela, c'est évident. Sans français au général, on aurait fait un bon score parce que le terme "noyau" que j'évoquais juste avant, ce n'est pas un noyau franchouillard. Un combat entre Nibali, Quintana, Aru, il le prend sans problème.
Votre trio de commentateurs était basé géographiquement dans les studios de la chaîne. C’était un choix financier ?
Bien sûr. Il y avait des gens qui étaient sur place à savoir les reporters pour les interviews. Nous, nous sommes restés à Paris. De toute façon, il faut être réaliste, beaucoup de courses sont commentées et ce quelque soit le média, de Paris.
Finalement, qu’est-ce que le fait de commenter à l’emplacement de la course apporte aux commentateurs ?
Commenter sur place ça change beaucoup. Je vais commencer par le point négatif : ça fatigue beaucoup plus ce qui peut nuire à la qualité des commentaires. Le point positif, en étant sur place, c’est d’être dans l’ambiance de la course, ce qui est d'autant plus important si celle-ci dispose d’une forte d'identité. Prenons un exemple : commenter les Boucles de la Mayenne à Paris n'aurait aucun sens parce que c'est une course de passionnés de vélo, qui est devenue un des événements identitaires du département. Si on est pas sur place, on ne peut pas vivre et comprendre la Mayenne. C’est pareil pour de grandes courses comme Paris-Roubaix ou bien Milan San Remo, il vaut mieux être sur place pour les commenter, parce qu'on ressent des choses qu’on arrive à transmettre. Enfin, je pense d'une manière générale, par respect pour une course, on doit être sur place parce qu'il y a une solennité qu'on ne peut pas retransmettre 1000 km de l'évènement. Ce n’est pas possible.
Pourtant le Giro dispose de cette forte identité. Ce n’était pas frustrant du coup ?
J'ai connu ça avec Eurosport. Au début, il faut accepter de grandir avec la chaîne et de pas être trop exigeant au départ. En plus, après le Giro, on a débriefé collectivement, et si on s'est dit qu'il fallait améliorer certaines choses, ce n'est pas la première chose qui nous est venu à l'idée.
Certains ont pu vous reprocher cette déconnexion avec le “terrain”
En effet, j'ai lu beaucoup de remarques comme quoi on n'était pas sur place alors que Bein Sport l’était les années précédentes. Mais pour nous ce n’est vraiment pas le point principal à améliorer.
Cette édition, nous avions le droit à un florilèges de statistiques concernant les coureurs, pourtant vous ne les avez qu’assez peu utilisé en direct ?
Bullshit ! C'est n'importe quoi ! Attention, je ne dis pas ça parce que je suis un journaliste français contestataire Anti-Velon, pro ASO, où je ne sais quoi. Mais d’un point de vue sportif, ça n’a aucun sens et d'un point de vue éditorial, c'est inexploitable. Comparer des watts entre deux coureurs différents à des endroits différents de la course, ça n’a aucun sens. C’est un sujet qui m'énerve car je pense que beaucoup de courses feraient mieux de revenir aux fondamentaux. Je constate par exemple, qu'il y a 10 ans on avait les temps intermédiaires à notre disposition lors des Contre-La-Montre. Aujourd’hui sur certaines courses, on préfère nous mettre les watts ou la fréquence de pédalage des coureurs en direct, plutôt que les temps intermédiaires. Je profite de la tribune que vous m’offrez pour m'excuser auprès des téléspectateurs de n’avoir pu leur fournir ces éléments.
Avez-vous été frustré de ne pouvoir commenter ces événements comme vous l’auriez souhaité ?
Pour reprendre l’exemple du Contre La Montre, on en est réduit à écouter les commissaires qui donnent des temps sur Radio Tour. Je veux juste rappeler à ceux qui peuvent nous écouter et qui ne comprennent pas que l'on puisse être mauvais, à quel point c'est difficile de commenter parfois. Quand on doit écouter son chef d'édition qui vous parle à l’oreille, que dans le même temps on doit écouter la radio pour être en prise directe avec l’information et qu'on doit en plus faire un commentaire, c’est vraiment compliqué.
Les critiques vous-ont elles heurté ?
Les critiques me font le plus mal sont celles où je sens que le public a raison, car ça veut dire qu'ils se sont rendus compte du problème. Mais les gens ignorent et à quel point c'est difficile parfois. J'ai pu entendre ou lire des choses sur Thierry Adam notamment, qui m'ont parfois profondément blessé parce que je m'identifiais à lui. J’ai pu lire aussi qu’il fallait renvoyer un consultant. Je suis souvent très surpris de voir à quel point les fanas de vélo ignorent la difficulté de ce travail. On a beaucoup de difficultés à avoir les informations, ou parfois on bafouille, on bredouille. On peut aussi dire grosses conneries parce qu'on est concentrés plus sur ce que l'on entend à l'oreille que ce que l'on voit à l'écran.
Avec le recul, quel bilan sportif tirez-vous de ce Giro ?
Sur le Giro, tout était réuni pour en faire une très belle course avec des rebondissements et des écarts très serrés, même si on peut toujours trouver mieux dans un passé pas forcément si lointain. À vrai dire le parcours ne m'emballait pas véritablement au départ et je n'étais pas sûr qu'il soit très bien dessiné. Mais comme les coureurs ont fait une belle course, j'ai trouvé ça pas mal finalement.
Cette édition a consacré un des outsiders au général. Tom Dumoulin en rose à Milan, vous vous y attendiez ?
Tom Dumoulin, je l'avais mis dans les 4 favoris. Sur le Giro, le plateau est généralement moins relevé que sur le Tour de France, et on est souvent incapable de donner un grand favori. Il y en a toujours deux ou trois, voire quatre coureurs qui peuvent s'imposer. Quand un coureur, (Tom Dumoulin), remporte pour la première fois un Tour, on a toujours l'impression que c'est le début d'une histoire. C'est quelque chose de nouveau et on ne sait pas s’il s’agit d’une comète où s’il sera capable de gagner à nouveau d’autres Tours. Et combien …
Quels ont été les grands moments de la course qui vous ont marqués ?
Le coup de bordure en Sardaigne à Cagliari ! Ça c'est du vélo !! Qu'est-ce qu'on aimerait en voir plus comme ça, le vrai vélo “plaisir” avec du vent ! Sinon, j’ai un point de désaccord avec pas mal d'observateurs, c'est l'étape de Bormio. J'ai adoré, même si c'était long à commenter, parce que j'ai trouvé qu'il y avait une intensité incroyable dans la course. J'ai l'impression de pas avoir vu ça en plus de 25 ans de commentaires. On s’en rend compte d’ailleurs avec l'état de fatigue incroyable même chez Quintana qui n’est pas habitué à montrer ce genre de faciès.
Pourtant certains observateurs ont été déçu par l’étape
Les gens disent “ouais, bof” mais moi, je crois qu'on est en train de vivre quelque chose : il y a de moins en moins d’écart de force entre les favoris. Quand un mec attaque à La Pierre Saint-Martin et met tout le monde à je ne sais pas combien de minutes, on râle parce que le Tour est terminé. Mais on râle aussi quand Quintana n'arrive pas à lâcher Dumoulin, que Dumoulin n'arrive pas à lâcher Nibali...A un moment, il faut savoir ce que l'on veut !
Aujourd’hui, tous ceux qui ont performé sur le Giro, traversent le Tour de France dans la douleur. Pensez-vous que le doublé soit réalisable ?
Peut-être ! Dans des circonstances idéales, avec un coureur hors du commun, et si l'adversité sur le Giro n'est pas trop forte. Mais ce que je sais, c'est que le coureur qui sera capable de faire le doublé sera probablement l'un des plus grands champions de tous les temps, parce qu'il le gagnera dans des circonstances qui n'auront rien à voir avec ceux qui l’ont fait par le passé. Moi, je n'y crois plus vraiment, sauf cas exceptionnel. Et à celui qui le réalisera, je lui souhaite bon courage parce qu'à mon avis, il déclenchera une vague de soupçons colossale.
Le seul qui semble résister aujourd’hui, c’est Landa. Etes-vous surpris de le voir encore à ce niveau ?
Landa était dégagé de ses obligations au classement général. Quand on joue le classement général, les sollicitations ça change tout. Aujourd'hui, le niveau est tellement homogène entre les coureurs que les écarts se resserrent. C'est d’ailleurs le cas de tous les sports de haut niveau. Sachant cela, jouer le général du Giro avant celui du Tour de France c'est presque de l’inconscience.
Concernant le Tour de France, le parcours paraît à certains trop plat. Auriez-vous appréhendé de commenter ces étapes ?
La hantise du commentateur, ce n’est pas ça, c'est de lui demander de commenter du départ jusqu'à l'arrivée, et ça, quelle que soit l'épreuve à part quelques étapes de montagne où ça va bastonner pour laisser partir la bonne échappée. C’est aussi ça, la rançon d'un cyclisme propre, on ne peut pas non plus demander aux coureurs de faire “casino” à chaque étape, il faut être cohérent. N'oublions pas que le vélo, ce n’est pas “Pro Cycling Manager” mais un sport de fond, de marathonien.
Les équipes ne souhaitent plus laisser d’espoirs aux échappés. Ce type d’étape est-il destiné à ne plus finir qu'au sprint, désormais ?
Est-ce qu'il n’y a aucune étape pour baroudeurs où le profil de baroudeurs n'est-il pas à l’abandon ? Moi, j'ai plutôt l'impression qu'on a plus de baroudeur “à l’ancienne”, mais plutôt des baroudeurs par défaut. Prenez par exemple Mirco Maestri (Bardiani CSF). Il a peut-être fait 1500-2000 kilomètres d'échappée depuis le début de l'année. Mais c'est sa deuxième année pro et il n'a jamais gagné de course. A l’inverse, Thomas de Gent a moins de kilomètres d’échappée, mais c'est un vrai baroudeur, il ne fait pas ça pour montrer le maillot mais pour la gagne. Bien sûr, il va s'échapper 10 fois sans succès, mais c’est comme ça qu’il en claque une comme à Saint-Étienne sur le Dauphiné cette année.
Le style "Jacky Durand" n’aurait-il plus la côte ?
Je m'interroge sur la façon dont les étapes sont menées parfois. Quand je vois que les échappés, une fois lancés continuent à rouler dans les 40 à 41 km/h...Jacky Durand il ne faisait jamais ça ! Quand il était échappé, il essayait de rouler ensuite beaucoup moins vite pour en garder sous la pédale sur la fin.
Bardet vous semble-t-il capable de succéder à Hinault, cette année ?
Oui. Bardet peut gagner le Tour, tout comme Pinot peut gagner un Grand Tour dans le futur. Il a une bonne équipe, AG2R, qui n'a pas à rougir par rapport à Sky, et c'est d’ailleurs bien la première fois qu’une équipe peut ne pas souffrir de la comparaison. Froome a toujours un peu de mal à finir ses grands tours, mais il reste sans doute l'adversaire le plus redoutable avec Uran, car ils ont tous les deux un niveau supérieur en contre-la-montre. L'inconnue c’est que Bardet n'a jamais été en position de remporter le Tour avant cette année. Il fait maintenant parti des grands favoris et aura peu de marge de manœuvre. Il va falloir qu'il aille chercher les secondes, mais il a l'air d'être en capacité de le faire. La victoire peut se jouer sur un malentendu ou sur un coup d'audace et j'espère bien que ce sera Bardet qui l’aura, ce coup d'audace .
Propos recueillis par Bertrand Guyot