Personnification de la volonté, Vicente Blanco a su franchir d’insurmontables obstacles pour réaliser son rêve d’être champion cycliste. Pas le plus talentueux des coureurs espagnols de sa génération, il est pourtant devenu double champion national et a été l’un des pionniers de son pays au Tour de France. Tout cela grâce à une force mentale hors du commun.
L’histoire de Vicente Blanco débute en 1884 à Deusto, commune basque aujourd’hui rattachée à la ville de Bilbao. Orphelin dès son plus jeune âge, Vicente se trouve rapidement dans l’obligation de travailler. Fils de marin, il s’oriente naturellement vers la mer et trouve de l’embauche à 12 ans comme marmiton dans un navire. Au cours des années suivantes, il exerce plusieurs métiers à bord, devenant tour à tour serveur, cuisinier puis chauffeur dans la salle des machines. C’est au cours de ces années passées sur mer que l’adolescent découvre le vélo, pour lequel il voue aussitôt une véritable passion. Il profite des escales dans les ports étrangers pour louer un engin et se familiariser avec la pratique de ce sport. Sans s’en rendre compte, il bénéficie d’un privilège rare, celui de sillonner des routes d’entraînements variées, dans ces contrées lointaines qu’il découvre au gré de ses coups de guidon. A Londres, après avoir subi une grosse chute, le vélo qu’il a loué est fortement endommagé. Impossible, pour le marin, de le rapporter à son propriétaire dans cet état… Ni une, ni deux, il décide d’embarquer la machine pour la réparer chez lui. C’est donc grâce à un "emprunt" qu’il acquiert son premier vélo, même si la réparation ne lui rendra pas son état originel. A 16 ans révolu, lassé par la vie de nomade, le garçon trouve un emploi sur la terre ferme, dans l’industrie basque alors en pleine effervescence. Hélas, son existence connaît deux coups du sort successifs qui semblent devoir compromettre son avenir. Dans l’usine de La Basconia, une barre chauffée au fer rouge viendra se ficher dans l’empeigne de son pied gauche, entraînant une invalidité du membre quasi totale. Peu après, alors qu’il travaille aux chantiers navals Euskalduna, son pied valide est pris dans un engrenage. Si l’arpion est sauvé de justesse, il faudra lui amputer tous les orteils. Un sort malheureusement fréquent dans l’industrie du début du siècle dernier…
Lourdement handicapé, l’ancien marin devient pour tout le monde El Cojo (Le Boiteux), un surnom qu’il accepte de bon gré et qui ne le quittera plus. Jamais abattu ni à court d’idée, Vicente donne un nouveau coup de gouvernail : grâce à la maigre indemnisation reçue de la part de ses anciens employeurs, il achète une petite embarcation et se fait passeur sur la Ria de Bilbao. Pour compléter ses revenus, il revend les anguilles qu’il pêche dans la rivière ; du moins celles qu’il n’a pas déjà mangées lui-même, car la faim le quitte rarement. Elle sera d’ailleurs le fil rouge de son existence… Dans le même temps, le garçon se passionne pour le sport, quel qu’il soit. Malgré son sérieux handicap, il s’essaie à la natation, à la course à la rame, et même à la boxe, qu’un KO précoce le fera abandonner aussitôt. Cependant, le cyclisme reste son sport de prédilection. A une lingère qui s’échine quotidiennement sur les bords de la Ria, il achète un vélo pour la somme de quatre pesetas. Une somme qu’il ne peut réunir qu’en vendant sa petite barque. Un choix risqué qui prouve une nouvelle fois que le jeune basque n’a pas froid aux yeux et qu’il n’est pas prêt à renoncer aux rêves qui l’animent. Ce vélo, qu’il doit réparer complètement, présente l’inconvénient d’être un modèle pour femme. Mais il en faut plus pour décourager El Cojo ! Une montre en guise de chronomètre, il s’entraîne sans relâche. Car s’il a pris le risque de sacrifier son ancien métier, c’est qu’il sait qu’il y a de l’argent à se faire dans les courses à vélo, grâce aux primes et aux paris. Lorsqu’il s’estime prêt, il se présente dans les bureaux de la Fédération Basque de Cyclisme pour prendre une licence. On imagine la sensation causée par ce jeune homme de 21 ans, sévèrement boiteux, qui déclare vouloir être champion cycliste… Reçu avec condescendance, il se voit simplement accorder le droit de participer, sans licence, au futur biathlon de la Place Eliptica de Bilbao. Une façon pour la fédération d’encourager cet homme courageux qui les a ému par le récit de sa vie. Au départ de la course, juché sur son vélo ridicule, le chétif garçon est copieusement moqué par les spectateurs et les concurrents. D’autant qu’il n’a rien trouvé de mieux que de se mettre en caleçon afin de ressembler aux autres participants de la course, vêtus de shorts et de maillots à manches courtes. L’intervention de la police le ramènera à une tenue plus décente mais sa cote ne s’est pas améliorée. Sa performance médiocre - mais pouvait-il en être autrement ? - conforte les moqueurs dans leur attitude. Pourtant, lors de la course à pied, El Cojo termine à une improbable 2e place. Les moqueries laissent alors la place à une admiration sincère devant ce jeune homme qui, au prix d’une farouche volonté, parvient à surmonter son handicap et à battre des sportifs accomplis.
Peu de temps après, une nouvelle opportunité s’offre à lui : suite aux nombreux forfaits que connaît le Grand Prix de Vitoria, Vicente est autorisé à s’inscrire et se fait prêter un vélo de course. Sa 3e place finale convainc la Fédération de lui octroyer enfin la licence tant convoitée. Nous sommes alors en 1905. L’année suivante, après une 4e place au championnat du Pays Basque, il cumule les succès de moindre importance au point de se faire remarquer par le fabriquant de cycles Armor, qui lui offre son premier vélo digne de ce nom. Vice-champion du Pays-Basque en 1908, il est sélectionnée par sa fédération pour représenter la région au championnat d’Espagne. Voilà donc notre homme qui part en deux-roues pour Gijon où le départ de la course doit être donné. Au matin de ce 5 juin, le natif de Deusto a bien mauvaise mine… Il a en effet profité du viatique offert par sa fédération pour s'offrir un gueuleton la veille de la course, au point de faire une indigestion le lendemain… L’estomac sévèrement dérangé, Blanco doit s’arrêter à plusieurs reprises durant l’épreuve. il fait malgré tout partie de l’échappée à quatre qui atteint le point de contrôle intermédiaire. Sautant de sa selle avec une rapidité qu’on ne soupçonnerait pas chez un boiteux, il s’empare du crayon pour signer le registre en premier, puis il prend soin d’en casser la mine avant d’enfourcher son vélo. Cette manoeuvre - pas si rare à l'époque - lui permettra de repartir en solitaire, tandis que ses compagnons d’échappée trépignent en attendant que le commissaire trouve un couteau pour tailler le maudit crayon. La chute qu’il subira à 30 kilomètres de l’arrivée n'empêchera pas le vice-champion du Pays Basque de franchir la ligne en vainqueur, quelques mètres seulement devant Esteban Espinoza. Son évanouissement sitôt la ligne franchie n’atténue en rien l’âpreté des commentaires à son encontre. En plus de la ruse qu’il a employé pour l’emporter, il est également reproché au nouveau champion d’Espagne l’absence de José Luis Amunategui, le champion sortant, qui est suspendu par sa fédération. Critiqué dans tout le pays, Vicente Blanco est fêté en héros dans sa région après ce succès retentissant. Au Pays Basque, où le sport est une philosophie de vie, on s’enorgueillit de posséder un tel champion. Accueilli en grande pompe sur le quai de la gare, Vicente est conduit triomphalement jusqu’au siège de la Fédération basque, où il salue la foule depuis le balcon. En guise de discours, il prononce cette simple phrase : « Je ne sais pas parler, mais je sais faire du vélo ! », qui déclenche les hourras du nombreux public.
Le début de la saison 1909 démarre sous les meilleurs auspices pour Blanco, qui remporte d'emblée Madrid-Tolède-Madrid. Revanchard quant aux critiques émises lors de son premier titre, il veut mettre un point d’honneur à se succéder à lui-même lors du championnat d’Espagne. Durant cette course, Amunategui, qui sent qu’il ne pourra pas gagner à la pédale, propose 500 pesetas au Basque pour lui laisser la victoire. Toujours en manque de fonds, le champion accepte sans hésiter. La présence d’un troisième homme, Peñalba, en désaccord avec ses deux concurrents, fera capoter l’affaire. Blanco reçoit alors carte blanche de la part d’Amunategui pour jouer la gagne, avec la consigne de ne pas laisser gagner l’importun. Il ne lui laissera aucune chance puisqu’il gagnera avec trente-quatre minutes d’avance sur son dauphin, parcourant les 100 kilomètres à 25 km/h de moyenne. Un succès qui fait taire ses détracteurs, d’autant qu’il est suivi par un autre, tout aussi prestigieux, dans la classique Irun-Pampelune-Irun. Malhabile lorsqu’il marche, le coureur semble voler sur sa bicyclette, développant un style qui allie souplesse, élégance et efficacité. Tel un greffon, son vélo Armor lui redonne la plénitude de ses moyens et lui permet de surpasser un handicap pourtant sévère. Devant les résultats impressionnants de son poulain, le président de la Fédération Basque lui suggère de s’inscrire au Tour de France 1910. Manuel Aranaz, qui est aussi et surtout un grand écrivain, s’est en effet pris d’affection pour ce gamin qui ne renonce jamais et domine des coureurs au physique beaucoup plus solide. Homme de défis et d’aventures, Blanco ne se fait pas prier, négligeant peut-être la différence de niveau entre le cyclisme espagnol et la concurrence internationale…
L’inquiétude est grande parmi les inscrits lorsque le journal L’Auto dévoile le parcours de l’édition du Tour de France 1910… Pour la première fois, les participants feront en effet la rencontre de la haute montagne, et l’étape Luchon-Bayonne a de quoi faire frémir. L'idée de gravir, en une seule étape, les cols de Peyresourde, Aspin, Tourmalet, Soulor et Aubisque, incite un quart des inscrits à renoncer avant même le début de l’épreuve. Une idée qui ne traverse pas l’esprit de Vicente, qui ne dévie jamais du cap qu’il s’est fixé. Faute de moyens, c’est en vélo qu’il se rend à Paris. Après quatre jours, 1.100 kilomètres et bien des péripéties, il arrive dans la capitale française à la veille du départ. Exténué, il se rend aussitôt chez Joaquín Rubio, un compatriote basque mécanicien chez Alcyon. Grâce à une lettre de recommandation signée par son ami Aranaz, il se fait prêter une bicyclette de meilleure qualité, puis les deux hommes se rendent dans les bureaux du quotidien L’Auto pour retirer le dossard du coureur. Avant le lever du soleil, il se présente au départ, où il retrouve les plus grands coureurs d’avant-guerre : Lapize, Faber, Garrigou, Cornet… Il retrouve aussi l’un de ses compatriotes, Joseph Habierre, dont nous avions déjà évoqué le tumultueux destin. Malheureusement, Blanco n’aura guère l’occasion de côtoyer tout ces champions. Déjà usé par son périple entre Bilbao et Paris, il subit une terrible fringale après 200 kilomètres de course. A ce moment-là, il se trouve déjà bien loin de la tête de course, plusieurs chutes et ennuis mécaniques l’ayant en effet fortement retardé. Sans nourriture, seul sur ces routes inconnues, son statut d’isolé prend alors tout son sens. Comme à son habitude, il n’est pas question pour lui d’abandonner. Tout au long de sa carrière, Blanco s’est illustré par une capacité presque surnaturelle à endurer la souffrance. Le célèbre torero Cocherito de Bilbao dira de lui : « Cet homme a sur le corps plus de cicatrices que tous les toreros espagnols réunis ». Si elle lui permet de rallier Roubaix, sa résistance ne lui permet toutefois pas de le faire dans les délais. La mort dans l’âme, il doit donc dire adieu à la Grande Boucle dès le premier soir de course. Pour expliquer sa défaillance, le coureur dira plus tard qu’il n’y avait rien à faire face aux « fauves bien nourris » qu’étaient ses concurrents. Cette étape entre Paris et Roubaix sera remportée par le Nordiste Charles Crupelandt, pour ce qui sera l’un des plus beaux succès de sa carrière.
Vicente avec Mme Blanco. Il présente encore bien dans les années 30...
A son arrivée à la gare de Bilbao, alors qu’il pense faire profil bas suite à son abandon, le valeureux garçon est fêté en héros. Pensez ! Participer au Tour de France est un événement, qui plus est pour un Espagnol ! Son épopée vers Paris est ardemment commentée. S’il a tiré un trait définitif sur le Tour, il n’en a pas encore terminé avec sa carrière cycliste. Désormais reconnu même à l’étranger, il peut intégrer la puissante équipe française Alcyon, pour laquelle il courra près de deux ans. C’est sous ces couleurs qu’il signera ses deux dernières performances notables, terminant 3e de la première édition du Tour de Catalogne en 1911, puis 6e l’année suivante.
Une fois venu le temps de la retraite sportive, Vicente conserve son tempérament fougueux, impulsif et entreprenant. Malheureusement, ce n’est pas un homme d’affaire avisé et il pêchera souvent par audace ou naïveté, au point de finir totalement ruiné. Il perd d’abord toutes ses économies dans une tentative ubuesque de créer, avec un bateau à moteur, des vagues sur le fleuve Guadalquivir dans le but d’agrémenter la baignade des habitants de Cordoba. Il tentera ensuite de rebondir dans diverses entreprises de transport, sans plus de succès. A mesure que sa pauvreté augmente, le champion déchu se retrouve de plus en plus seul. Malade, il ne peut soigner son cancer de la prostate, malgré une souscription lancée à cet effet. Sa popularité d’avant-guerre n’est plus qu’un lointain souvenir, et c’est dans un anonymat quasi complet qu’il s’éteint le 24 mai 1957, à l’âge de 73 ans. Une fin qui ne peut que renforcer le mythe d’un coureur qui avait fait sien, bien longtemps avant un de ses illustres successeurs, l’adage « querer es poder ».
Par David Guénel ( davidguenel)
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