Reportage : zoom sur les déçus du cyclisme

Reportage : zoom sur les déçus du cyclisme

Apparemment, le cyclisme est en pleine forme. C'est un fait, indéniable : chaque été, le grand public s'enthousiasme pour les coureurs en cuissard et, en 2023 encore, des records d'audience ont été largement battus, par exemple par France Télévision qui a permis à plus de 8 millions de spectateurs de vivre la victoire de Jonas Vingegaard lors du contre-la-montre de Saint-Gervais Mont-Blanc. En apparence, donc, tout va très bien.

Et pourtant, des passionnés, de plus en plus nombreux, semblent s'éloigner peu à peu du monde du vélo et ont de plus en plus de mal à retrouver dans ce sport le parfum qui les séduisait tant. C'est par exemple le cas de Loïg, 41 ans, qui avoue ne plus regarder beaucoup les retransmissions télévisées, alors qu'il était un suiveur assidu il y a encore quelques années : "je regardais quasiment toutes les courses qui passaient sur les chaînes gratuites, je me déplaçais sur l'ensemble des courses bretonnes. [Maintenant], je m'y intéresse de loin". Il n'est pas le seul : si Pierre, 48 ans, regarde des courses depuis son adolescence et reste un spectateur fidèle, il avoue être aujourd'hui davantage attiré par la "beauté des paysages", et si il va continuer à se déplacer sur les routes, en famille ou avec des amis, ce sera davantage pour profiter de "l'ambiance et la beauté de l'effort dans les cols".

Alors, pourquoi ce désamour à contre-courant de l'intérêt croissant du grand-public pour le cyclisme ? Les raisons sont multiples, mais l'une d'elles est omniprésente dans les témoignages de ces "déçus du cyclisme" :  "l'ultra-domination de certains coureurs et certaines équipes", pointée notamment par Joffrey, 38 ans. Celui-ci explique que, depuis environ trois ans, il se surprend désormais à s'énerver et râler devant sa télévision en suivant les courses. En effet, non seulement quelques équipes dominent, mais elle empêchent les équipes plus modestes de jouer avec elles. Manu, 22 ans, explique que sa "passion s'est atténuée", étant las du trident UAE-Jumbo-Ineos et ses membres qui "font uniquement leur course, quitte à bloquer certains coureurs, comme par exemple sur la Vuelta".

Au-delà de ces équipes, les performances de certains coureurs interrogent et participent à cet éloignement du cyclisme. Alors qu'il pourrait sembler naturel de s'enthousiasmer devant des courses où l'action est lancée de loin et où les attaques sont nombreuses, un arrière-goût de suspicion et de déception prend parfois le dessus. Ainsi, Manu mentionne des "courses sans suspens pour la majorité, ou tronquées par une guerre entre mutants ( VDP/WVA/Pogacar/Vingegaard/Roglic/Evenepoel), sans qu'il n'y ait de logique ( Pogacar qui bat au sprint des sprinteurs/puncheurs tout en étant top 5 flandrien sur la saison et top 3 GC)".

Maxime rejoint cet avis, lui qui a vu sa passion pour le cyclisme s'étioler avec l'avènement du vainqueur en titre de la Grande Boucle : "La victoire de Vingegaard au Tour, la prestation d'ensemble de son équipe (tous les équipiers qui grimpent et ne semblent jamais fatigués), c'est la goutte d'eau. On relativise longtemps parce qu'on est attaché à certains coureurs, certaines équipes et on a envie d'y croire mais là il se passe quelque chose qui me ramène aux heures sombres. Les exemples similaires de coureurs qui surperforment du jour au lendemain se multiplient. Et on s'y habitue très vite. " La "goutte d'eau", une expression que reprend Pierre pour mentionner le contre-la-montre du danois à Combloux : "c'est vraiment compliqué de regarder ça et d'y croire…, enfin, moi, j'y crois plus du tout".

C'est ainsi un changement de paradigme qui s'installe dans l'esprit de ces fans. Joffrey l'affirme : "Systématiquement, dans ma tête, je me dis "on aura le classement" réel " dans dix ou vingt ans, en espérant que les échantillons soient bien conservé pour des contrôles à posteriori". La suspicion devient un corollaire de la passion, qu'elle concerne le dopage biologique ou le dopage mécanique. Il explique avoir été marqué par le reportage de Stade 2 en 2016 qui mettait en avant le danger représenté par la possible utilisation de roues électromagnétiques : "tout est remis en cause".

Leur vision du cyclisme est altérée, constamment polluée par cette petite voix, au fond de leur crâne, murmurant que le spectacle auquel ils assiste peut n'être qu'une mascarade. Et un sentiment de double peine est présent lorsqu'ils tentent de partager leurs doutes. Plusieurs regrettent une forme d'omerta parmi les fans : "dès que l’on pointe du doigt une performance, nous avons le « seum » ou nous sommes jaloux" explique Manu, ajoutant "Je reçois beaucoup de message haineux/insultant dès lors que j’évoque les performances des mutants". Il n'est pas le seul.

Et pourtant, si la déception et le doute rongent les esprits de ces "déçus du cyclisme", il n'y a pas de résignation. La passion agit, et avec elle les espoirs subsistent. En prenant l'exemple de David Moncoutié, Joffrey rappelle qu'il "ne faut pas mettre tout le monde dans le même panier", espérant que "le peloton est majoritairement composé de coureurs honnêtes".

Spontanément, c'est également le nom de cet ancien champion qui vient à l'esprit de Maxime : "si il arrive encore à commenter un sport qu'il a pratiqué proprement, alors je dois pouvoir y croire encore un peu…". Celui-ci a également trouvé un remède pour continuer à alimenter sa passion pour la Petite Reine : il s'est pris de passion pour "les petites courses, les coupes de France, là où les armadas ne viennent pas en meute. Des courses qui laissent plus de part au suspens et où les équipes moins bien dotées financièrement peuvent encore espérer tirer leur épingle du jeu". Et pour que le visionnage des courses reste un plaisir pour tous, les idées de ces passionnés ne manquent pas : certains, comme Pierre, proposent des « salary cap » (plafonds de dépenses salariales des équipes) afin de mieux répartir les champions entre équipes. D'autres, tel Loïg, aimeraient limiter les changements de vélos durant les courses, l'idée étant de rendre moins probable l'utilisation de dopage technologique.

La passion, ce petit frisson que recherche tout supporter et que les fans interrogés aimeraient retrouver plus souvent, s'alimente naturellement par la pratique. La pratique du cyclisme, que recommande Loïg en rappelant à ses amis que "le vrai cyclisme, c’est aller au bout de soi, au bout de l’effort, et être satisfait de ses performances". Mais aussi le plaisir de supporter, d'encourager, celui, pour Manu, de "se lever à 7h du matin pour suivre une course à l'autre bout du monde" voire de rater son train pour "profiter de la victoire de Julian [Alaphilippe] lors de son premier titre de champion du monde". Ce même plaisir qui a resurgi dans le cœur de nombre de supporters devant la ferveur du "Virage Pinot" est révélateur d'un sport qui est encore capable de surprendre, d'enthousiasmer et de faire rêver. Hélas, les éclairs de grâce tels que celui-ci restent trop sporadiques dans le ciel parfois obscurci du cyclisme moderne.

Par Noé Cyclo

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