S’il est un sport qui a enfanté des mystères, c’est bien le cyclisme. Et parmi les énigmes dont regorge la légende de ce sport, René Pottier n’est pas la moins intéressante. Alors au faîte de sa gloire, le coureur, taciturne à l’excès, décidait de mettre fin à ses jours à seulement 27 ans. En héritage, il laissait un palmarès impressionnant, une réputation d’invincibilité et un surnom, celui de « Roi de la montagne », le premier de tous, le fondateur d’une dynastie qui perdure aujourd’hui.
Né en 1879 non loin de Paris, à Moret-sur-Loing, d’un père meunier, René Pottier a accédé au monde du vélo grâce à un trésor d’ingénierie civile. Grâce à de judicieux placements lors de la construction du Canal de Suez, Léon Pottier fit en effet la fortune de sa famille et put offrir à chacun de ses fils ce petit bijou de technologie qu’était alors la bicyclette. Aussitôt, les quatre frères se passionnèrent pour la compétition. Dès l’âge de 12 ans, René remportait ses premières courses et se taillait une solide réputation. Lui comme André, son frère cadet, poussèrent leur passion jusqu’à en faire leur métier, devenant tous deux coureurs professionnels.
Si André se révèle être un bon coureur (3e de Milan-San Remo 1908, il s’éteindra presque centenaire en 1976), René a, lui, déjà l’étoffe d’un champion. Excellent dans les courses de fond, il y obtient ses premières victoires. Fin 1903, et alors qu’il n’est encore qu’amateur, il s’attaque sur le Vélodrome Buffalo de Paris au record de l’heure détenu par l’Américain Hamilton (40,78 km). Inconnu du grand public lors de sa tentative, le pensionnaire du Vélo-Club de Lavallois établi la deuxième meilleure performance de l’histoire en parcourant la distance de 40,08 km.
René Pottier au début du Tour 1905 - Photo : Agence Rol
Passé professionnel en tant qu’isolé en 1904, il signe quelques résultats de choix et ne tarde pas à être enrôlé par l’équipe Peugeot, la grosse cylindrée de l’époque. En 1905, après avoir fini 2e de Paris-Roubaix et 3e de Bordeaux-Paris, il fait figure d’outsider lorsqu’il s’aligne sur le Tour de France. Il y signe une deuxième place dès la 1e étape. L’étape suivante offre alors la première véritable ascension de l’histoire du Tour : Le Ballon d’Alsace. Haut de 1173 mètres, il inspire une certaine crainte aux 39 partants. Enfin, pas aux 39 car René Pottier lui, ne craint rien, et surtout pas les ascensions. Répondant à une attaque du lauréat du Tour 1904 Henri Cornet, il vire au sommet seul en tête devant Hippolyte Aucouturier, Louis Trousselier et le susnommé Cornet. Dans son style caractéristique, plié en deux sur sa machine, le regard fixé sur le sol, le grimpeur donne l’impression d’imprimer toujours le même rythme, de ne jamais fléchir quand la route s’élève. Moins à l’aise en descente, Pottier se fait reprendre puis distancer par Aucouturier et termine l’étape à la 2e place, 10 minutes après son coéquipier. C’est en 2e du classement général qu’il abandonne le lendemain, se ressentant trop d’une chute survenue lors de la première étape.
Il se dit que Pottier aurait grimpé le Ballon à une vitesse moyenne de 20 km/h, forçant l’admiration de Henri Desgrange lui-même, qui déclara après la course : « L’ascension du Ballon d'Alsace par René Pottier est l'une des choses les plus passionnantes que j'ai vues ». Après le décès du coureur, le directeur de la course décidera de l’érection d’une stèle sur ces rampes alsaciennes où, à coups de reins, Pottier forgea une partie de sa légende.
Pour évoquer la suprématie d’un coureur sur le Tour, on remémore souvent le Jacques Anquetil de 1961, porteur du jaune du premier au dernier jour, ou le Merckx versions 1970 et 1974, vainqueur de 8 étapes à chaque fois. La performance de Pottier sur ce Tour 1906 est de la même trempe, jugez plutôt : leader du général dès le deuxième jour, il s’impose sur 5 des 13 étapes. Dans les autres étapes, jamais il ne sort du top 10. Mais plus encore que ces chiffres, c’est la manière dont il remporte ses victoires qui marque les esprits… 15, 26, 48, ce sont, en minutes, certains des écarts qu’il creusa sur les deuxièmes lors de ses victoires. Même pour l’époque, ces chiffres sont exceptionnels. Avec de tels écarts, le Francilien n’avait guère besoin d’exceller au sprint… C'était pourtant l’une de ses spécialités ! L’implacable supériorité avec laquelle il gagna devant des champions tels que Georges Passerieu, Louis Trousselier, Lucien Petit-Breton ou encore Eugène Christophe, forgèrent sa légende. Petit-Breton disait de lui : « Ce garçon-là me glace, me flanque le trac, m'anéantit. Avec Pottier, neuf fois sur dix, je pars battu. » Sublime éloge, venant du grand Lucien...
Après une première étape anecdotique, Pottier prend les choses en main le lendemain. Il souhaite effacer de sa mémoire le goût d’inachevé laissé par son abandon de l’année précédente. Las, victime d’un problème mécanique, il doit s’arrêter près d’une heure pour réparer. Dans le même temps, Petit-Breton, Emile Georget et Maurice Décaup se relaient à l’avant pour le distancer, conscients de la supériorité intrinsèque de leur rival. Nous parlons d'une époque où la dimension mécanique du cyclisme était acceptée par tous, et où l'avarie d'un coureur était naturellement vue comme une opportunité pour ses adversaires. Mais, après une poursuite de 200 kilomètres, le Francilien rattrape les fuyards puis les dépose peu avant l’arrivée pour décrocher son premier bouquet sur les routes du Tour. L'étape suivante a pour plat de résistance le Ballon d’Alsace, déjà converti en juge de paix de l’épreuve. Fort de sa démonstration de 1905, le Roi de la Montagne opte pour la même stratégie offensive, au point de se retrouver isolé bien avant le sommet. Il reste alors une longue « descente » de 210 km vers Dijon, qu’il avalera goulûment pour finir 48 minutes devant Passerieu.
La légende raconte que lors de la 5e étape, menant d’une heure à mi-parcours, René décida de s’arrêter dans un bistrot. Rappelons qu’à cette époque, le classement général se joue aux points, et qu’une seconde ou une heure d’avance ne font aucune différence. Attablé tranquillement, le champion se fit servir une bouteille de vin qu'il eut presque le temps de terminer avant d’être rejoint par ses premiers poursuivants. Il renfourcha alors sa bicyclette, les rattrapa et remporta l’étape.
René Pottier (à dr.) et son dauphin Passerieu lors de leur tour d'honneur à l'issue du Tour 1906 - Photo : Agence Rol)
Après ce triomphe de juillet, Pottier va encore frapper un grand coup lors de cette saison 1906, au Bol d’Or. Cette épreuve voit s’affronter la fine fleur du cyclisme mondial pour une course d’endurance extrême : 24 heures de course derrière tandem humain. Tout à fait désuète aujourd’hui, l’épreuve jouit alors d’un grand prestige, et les meilleurs veulent inscrire leur nom au palmarès. Alors, lorsqu’en septembre, le coursier Pottier parcourt en une journée la distance de 925 km, reléguant ses poursuivants, Trousselier et Georget, à plusieurs dizaines de kilomètres, il s’affirme définitivement comme la référence de son sport. Meilleur grimpeur du peloton, inarrêtable en fond, sprinteur d’exception, le palmarès du champion de 27 ans semble voué à s’agrandir démesurément.
La contradiction entre les lendemains chantants qu’il s’était assuré à la force de ses mollets et son geste fatal quelques mois plus tard ont suscité une grande incompréhension dans l’opinion, bien au-delà du seul monde sportif. Personne n’avait vu poindre le désespoir chez ce champion réservé. Marié depuis deux ans à Marie Herbert, sur le point de devenir père pour la première fois, sa vie privée semblait sans accroc.
René aux côtés de son épouse Marie
Les circonstances même de l’événement rajoutent au mystère : parti de son domicile le matin du 27 janvier 1907, Pottier voulait voir si le lac de Boulogne était gelé. Il comptait profiter d’une visite de sa mère et de sa sœur l’après-midi pour les y amener. Il alla ensuite chez son ami Arthur Barthélémy, afin de récupérer les clefs du garage Peugeot de la rue Chaptal, où il entreposait ses vélos. Il voulait, dit-il, « les arranger un peu ». Inquiet de ne pas le voir revenir rapporter les clefs, Barthélémy se rendit sur place quelques heures plus tard et constata que le local était verrouillé. Passant par une maison voisine pour accéder à une lucarne sur le toit, il vit alors avec effroi le corps de son ami se balancer au bout d’une corde arrimée à un crochet. Le même crochet qui servait habituellement à clouer son engin au plafond... On ne retrouva aucune lettre, aucun indice laissé par le jeune homme et qui eût pu expliquer son geste. Restèrent les supputations : une infidélité de son épouse, un surmenage l’ayant rendu neurasthénique, un coup de folie… Plus sûrement un mal-être profond que rien, pas même la gloire ne pouvait vaincre.
L’un des plus grand champions de l’ère primitive de son sport s’en est allé ainsi, aussi mystérieux et silencieux dans la mort qu’il ne l’avait été de son vivant...
Par David Guénel ( davidguenel)
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