Comme vous le savez, Velo-Club laisse l'opportunité aux membres de sa communauté de pouvoir s'exprimer, lorsque l'occasion se présente. Et au lendemain de l'annonce de la retraite de Pierre Rolland, c'est tout naturellement Noé qui nous propose un texte en hommage à son idole, qu'il supporte depuis de nombreuses années, et qu'il a eu la chance de rencontrer il y a quelques semaines.
Parfois, un homme peut changer une vie sans s'en douter.
Issu d'une famille pour laquelle, dans mon enfance, le cyclisme se résumait à quelques rares visionnages d'étapes de la Grande Boucle, les attraits de coureurs en cuissards et de cuisses écrasant les pédaliers m'étaient inconnus. Le cyclisme n'était pour moi pas beaucoup plus qu'un maillot jaune, une armoire à pharmacie (hélas), et quelques noms : Bernard Hinault, Lance Armstrong, Alberto Contador.
Le 22 juillet 2011 est un jour comme les autres en Italie, un jour de forte chaleur où rester enfermé chez soi, volets baissés, est une nécessité. Pour occuper les vacances d'été, je regarde distraitement la télévision, quand soudain apparaissent sur Rai 2 les clameurs d'une foule en délire portant littéralement des hommes sur des vélos vers les sommets. En haut à gauche de l'écran, il est écrit "Tour de France", et les commentateurs semblent s'extasier sur un athlète vêtu de vert, "il francese Pierre Rolland". Rien de plus efficace pour réveiller l'ardeur patriotique d'un adolescent français loin de son pays. Non seulement le cycliste est lui aussi français, non seulement ils disent de lui qu'il est jeune, que sa victoire est tout à fait inattendue, mais il est surtout en train de faire la nique au légendaire Alberto Contador ! Pierre Rolland se révèle face au monde, et le cyclisme devient une révélation pour moi. Ressentir une émotion nouvelle n'a pas de prix.
Je me précipite sur le site de l'Equipe afin d'en connaître un peu plus sur le coureur, sur son équipe, sur ce sport. Et voilà. J'ai 12 ans, j'ai adopté une idole, j'ai adopté une équipe, j'ai adopté un sport et cette passion ne me quittera plus. Jour après jour, je vais découvrir les caractéristiques si particulières de ce monde nouveau.
Le cyclisme m'a beaucoup donné : valeurs, frissons, aptitude à reconnaître les drapeaux du monde entier. Appartenance à une communauté de supporters, à travers un forum, à travers un réseau social, à travers des rencontres d'autres passionnés ou de professionnels du milieu. Tout cela, indirectement, je le dois à Pierre Rolland et à son panache. A chaque fois que je regardais un peloton, je l'y cherchais mécaniquement, même sur une étape de plaine sans enjeu pour un grimpeur. En montagne, je suivais avec gourmandise ses escapades solitaires, espérant retrouver un peu de la saveur de ce 22 juillet 2011. En 2012, j'ai vibré lors de sa grande chevauchée vers les sommets de la Toussuire, aidé par ses coéquipiers d'alors. J'ai le souvenir distinct d'un panneau tendu par une supportrice sur le bord de la route et filmé en gros plan par les caméras : "Allez Pierrot, le Loiret est là !". Je compris que d'autres partageaient ma passion, et je compris surtout qu'il ne partait jamais seul dans ses attaques : il emmenait avec lui des milliers de suiveurs qui le poussaient à réaliser ses rêves.
Puis vint 2013, année de sa course effrénée vers les pois, d'une immense déception à la fin du Tour, mais du plaisir d'avoir eu la possibilité de le supporter lors de chaque étape de montagne, ou presque, tant ses attaques étaient nombreuses. La conclusion fut brutale. Il lui fallait un nouveau cap. L'année d'après, il choisit de prendre part au Giro, sans doute ma course préférée.
3 semaines de folie. Une étape mythique du Stelvio sous la neige, où il suit Nairo Quintana très longtemps, termine l'étape dans la douleur et accroche un accessit au général, donc une place à défendre. Je la regarde avec les yeux qui pétillent, aussi impatient qu'inquiet de découvrir les étapes qui suivront. Mais loin de lui le projet, comme celui de tant d'autres, de s'accrocher au maximum et de suivre les attaques. Secondé par Romain Sicard, il dynamitera constamment la course pour s'offrir une place sur le podium, qu'il devra lâcher en toute fin au prometteur Fabio Aru. Il y a le résultat, 4è, et il y a la manière, qui lui offrira une place particulière dans le cœur des suiveurs transalpins. Prendre tant de risques en étant si bien placé, c'était du rarement vu dans le cyclisme des années 2010. Il entre un peu plus dans les mémoires.
Et puis les saisons passent, ponctuées de grands moments d'émotions. Une étape fascinante et frustrante sur le Tour 2015, avec en point d'orgue les fabuleux lacets du Montvernier, qu'il conclut par une deuxième place derrière Romain Bardet obtenue avec l'aide de son fidèle lieutenant Cyril Gautier. Après un nouveau top 10 au général que lui offrira cette même édition de la Grande Boucle, il choisit de changer d'air. Un départ risqué aux États-Unis, pour jouer avec les tous meilleurs sur les plus grandes épreuves, mais une année 2016 en deçà des espérances dont je retiendrai, comme un symbole, cette grosse chute dans une descente lors de la 19è étape alors qu'il était à l'attaque et prenait tous les risques pour accrocher une victoire. Comme souvent, il donne tout, se donne complètement, et exacerbe ainsi les émotions, bonnes ou mauvaises, de ses supporters.
Ces émotions seront intenses en 2017, année de son grand retour sur le Giro. Rapidement hors-jeu pour le classement général, il décide de viser les étapes et s'échappera à chaque fois que le terrain est accidenté. Chaque journée en montagne devient son terrain de jeu, jusqu'à la bonne échappée vers Canazei et une superbe victoire en solitaire, sublimée par la voix d'un Patrick Chassé à bout de souffle dont les intonations résonnent encore dans mes oreilles : "Et il se retourne mais tu vois rien, Pierre, y'a rien à voir derrière, y'a juste un chalet !".
A chacune de ses grandes performances, la cohésion d'équipe est un fondamental : en 2011 à l'Alpe, c'est Thomas Voeckler qui lui souffle à l'oreille de saisir sa chance et d'attaquer. En 2012 à la Toussuire, il est accompagné par Davide Malacarne et Christophe Kern qui abattent un énorme travail pour lui permettre la victoire. En 2014, Romain Sicard le seconde continuellement sur le Giro. En 2017, il va profiter de l'intelligence de Michael Woods dont le travail de sape dans le groupe de poursuivants, cassant les relais de coureurs déjà usés par la longue journée, sera déterminant pour lui permettre de conserver son avance.
Après cette édition du Giro, sa victoire d'étape sur la Route du Sud sera l'occasion de mettre en avant sa famille, dont il brandit les photos en passant la ligne. Toutes ses grandes victoires sont remportées en solitaire, mais il n'a remporté aucune victoire seul. Il sait à qui il doit ce qu'il a obtenu. Il n'oubliera pas non plus ses fans, et son retour en France dans l'équipe de Jérôme Pineau sera l'occasion d'affermir les liens l'unissant au public. Il profite de chaque moment pour faire du cyclisme un peu plus qu'une activité. Ses sorties partagées sur Zwift durant le confinement ont été un superbe moment de communion avec ses supporters. Son séjour en Afrique pour y disputer le Tour du Rwanda lui a permis de tisser des liens avec les jeunes pratiquant locaux et de leur offrir du matériel.
J'ai eu personnellement une preuve de cet attachement de Pierre Rolland à ses supporters. En juin dernier, après un petit tweet humoristique à son propos, j'ai eu la grande surprise de le voir me répondre et me proposer de partager avec lui un déjeuner dans un restaurant. Fidèle à sa promesse, il m'a invité quelques mois plus tard, en novembre, à déjeuner en compagnie de sa famille et en toute simplicité. Des étoiles dans les yeux, conscient de ma chance, j'ai pu découvrir l'homme derrière le héros de mon adolescence, sa gentillesse et la passion qui l'anime. Ce geste témoigne d’une classe qui dépasse largement le cadre sportif.
A cette heure, alors qu'il vient d'annoncer sa retraite sportive après l'arrêt de son équipe, il laisse indéniablement une grande trace dans le monde cycliste. Il était pionnier d'un renouveau du cyclisme français qu'ont assumé après lui les Pinot, Bardet et Alaphilippe. Ses attaques et son panache l'auront rendu populaire sur les réseaux sociaux et bien au-delà. Mais surtout, il aura fait vibrer, trembler et aimer le cyclisme. Merci pour tout, champion.
Par CycloNoé