D'abord, le Grand Départ. La saison s'élance tranquillement, une course succède à l'autre, dans le Sud du continent américain, l'Australie, les Émirats puis en Europe. La machine se met en route, comme tous les ans, et chacun reprend ses habitudes, cycliste comme supporter. Les sempiternels débats refont surface, à propos de la course marquant le "vrai" début de saison, des conséquences du mercato qui vient de s'achever ou des ambitions de chacun. L'ambiance est festive, mais tout le monde a déjà la tête aux prochaines échéances.
Et puis arrivent les premières difficultés, et, avec elles, les premiers renversements. Comme en première semaine un coup de bordure défigurant le peloton, à la fin du mois de février, la vélosphère subit ses premiers remous. Le Tour des Émirats arabes unis, qui aurait dû se disputer jusqu'au 27 février, est amputé de ses deux dernières étapes, et plusieurs équipes sont retenues de nombreux jours dans leurs hôtels d'Abu Dhabi. Un nouveau virus effraie la planète, poussant de nombreux dirigeants à travers le monde à prendre en urgence des mesures pour éviter la propagation de celui-ci. Peu après, le Paris-Nice se terminera également dans la douleur. Sept équipes WT refuseront d'y participer, et la dernière étape ne sera pas courue. Comme dans une étape de bordures, les dégâts sont nombreux, et des répercussions importantes sur le futur sont à prévoir.
Nous voilà dans les Pyrénées, premier massif montagneux du Tour. Ici, non seulement le Tour peut se gagner, mais il peut aussi se perdre. Parfois, la première étape montagneuse permet à un favori de s'emparer du maillot jaune et, déjà, de creuser l'écart sur ses poursuivants, désespérant le spectateur en attentes d’incertitudes. De la même façon, dans la grande course qu'est cette saison 2020, le suspense ne dure que très peu de temps. Le Coronavirus prend très vite le dessus sur le cours habituel de la saison, et douche tous les espoirs des amateurs de la petite reine. Un à un, les organisateurs annoncent le report ou l'annulation de leurs courses, et les plus défaitistes des suiveurs prédisent déjà une année blanche. Le moral est en bas des socquettes, et même si la route est encore longue avant les derniers coups de pédales de l'année, tout semble plié. Cette sensation que tout s'est joué en quelques minutes et qu'une suite insipide est inéluctable ferait pâlir de jalousie le Froome de la Pierre Saint Martin.
Heureusement, les baroudeurs sont toujours là pour remettre un peu de vigueur à la course. Leur spectacle est certes moins important que celui des favoris qui luttent pour le Classement Général, mais assez captivant pour ne pas rendre la course totalement insipide. Alors que l'immense majorité des cyclistes est confinée, certaines initiatives redonnent le sourire. Ainsi, Pierre Rolland propose à ses suiveurs, tous les dimanches, de partager sa sortie sur home-trainer via Zwift et de souffrir avec lui. La technologie permet aussi d'organiser des courses virtuelles auxquelles participeront certains pros. Le temps de quelques heures, le suiveur oublie la course au maillot jaune et peut enfin retrouver le sourire. Le temps de quelques heures, le confiné oublie la situation et peut enfin retrouver ses idoles. Le cyclisme prouve qu’il peut se réinventer, et qu’il dépasse largement le cadre de courses qui sont pourtant sa raison d’être.
À l'approche du deuxième massif montagneux, beaucoup sont souvent résignés. C'est pourtant la dernière chance pour les perdants de mettre en place des stratégies de grande envergure et d'inverser le cours des choses. Alors que de nombreux suiveurs imaginaient déjà la saison terminée, celle-ci retrouve un nouvel espoir de redémarrer. L'épidémie montre des signes de relâchement, c'est le bon moment pour avancer ses pions. Un nouveau calendrier est proposé par l'UCI, les pays organisent les déconfinements des populations, la situation se relâche alors que personne ne s'y attendait. Le monde du cyclisme retrouve un souffle, un nouvel espoir, même si il a bien compris - et c'est tout à fait normal - que la tenue des courses n'était pas la priorité face aux enjeux de cette période. Malgré tout, il faut bien admettre que cette reprise en plein mois de juillet est palpitante, et ce pour de nombreuses raisons.
Personne ne connait les conséquences de cette interruption inédite dans l'histoire de notre sport, et nous ne sommes pas à l'abri de grosses surprises dans les niveaux de chaque coureur. Les plus âgés, qui ont généralement besoin de plus de jours de course que leurs cadets, seront-ils capables de rester dans le match ? L'incertitude concernant les états de forme provoquera-t-elle des velléités d'attaques ou, au contraire, accentuera-t-elle l'attentisme de coureurs qui auront peur des conséquences de cette situation inédite ?
Et puis, ce long passage à creux ne peut être résumé à un entraînement différent effectué par les coureurs. Beaucoup de choses se sont passées, vont se passer, et d'autres facteurs doivent être pris en compte. Par exemple, que dire d'un Tom Dumoulin qui n'a désormais plus couru depuis plus de 13 mois, et qui devra partager sur le Tour le leadership avec un Primoz Roglic dont il n’a encore jamais été l’équipier ?
De même, qui peut prévoir la stratégie de l'équipe INEOS qui devra composer avec un Froome dont le départ chez ICA est déjà acté, un Bernal aux dents longues et tenant du titre, et un Thomas qui assure avoir encore des choses à prouver ? Le premier peut désormais refuser de se plier aux directives de l'équipe sans crainte des répercussions, le deuxième peut légitimement demander une place de leader absolu, le troisième n'a plus beaucoup d'années pour tenter de remporter à nouveau le plus grand des grands tours.
Si le Tour amène son lot de questions, les autres grandes courses ne sont pas en reste. Pour la première fois depuis longtemps, certains coureurs aborderont les classiques du Nord avec un Grand Tour dans les jambes, ce qui pourrait leur donner beaucoup plus de caisse pour affronter le vent, les côtes et les pavés. Nul doute que les cartes seront redistribuées. Et que peut-on attendre cette année d'un Peter Sagan qui, de par sa participation au Giro, délaissera totalement les ces classiques à l'exception des Strade Bianche et de Milan-Sanremo ? Qu'espérer d'un Romain Bardet qui, après son échec sur le Tour l'an dernier, avait choisi de viser le Giro, mais qui a finalement préféré retrouver ses objectifs habituels et prendre le départ du Tour ? Comment les coureurs s’adapteront-ils aux normes de sécurité sanitaire qui influenceront forcément les à-côtés des courses ? Les inconnues sont très nombreuses. Mais tous les coureurs ont faim de compétition et soif de victoires, alors gageons qu’ils n’auront d’autres envies que de rentrer tambour battant dans la bataille dès les premiers tours de roue, et que, conscients du privilège de pouvoir à nouveau courir, ils mettront de côté la tentation de se laisser gagner par des calculs d’apothicaires et ils laisseront libre cours à leurs pulsions., Conscients de leur chance après des mois de privation, c’est le moment ou jamais pour profiter sans arrière-pensées et pour se libérer.
Cette saison ressemble à un Tour de France. N’oublions pas que, comme sur le Tour, rien n'est joué tant que la dernière étape n’est pas achevée. À chacun, organisateurs comme supporters au bord des routes, d'être responsable et prudent, et sachons, plus que jamais, profiter de chaque gramme d’émotion que les forçats de la route pourront nous procurer.
Par Noé Szymczak