Devenu coureur par intérêt financier, Oscar Egg s’est peu à peu pris de passion pour le cyclisme, au point de lui avoir consacré sa vie entière. Indiscutablement membre du cénacle des plus grands pistards de l’histoire, Oscar a aussi su, grâce à son sens des affaires et à son caractère pratique, réussir une reconversion résolument orientée vers le vélo…
Né à Schlatt (Suisse) au début de l’année 1890, Oscar Egg découvre le vélo et son univers de manière précoce. Dès ses premiers pas, il accompagne en effet son père sur les vélodromes, où celui-ci dispute des compétitions amateurs. Représentant en auto, le paternel offre d’ailleurs rapidement une bicyclette à son fiston, cadeau qui ne suscite chez l’enfant qu’un intérêt modéré. Plus tard, étudiant à l’école Polytechnique de Zurich, l’adolescent pratique le sport assidûment : football, gymnastique, natation… Il touche à tout mais semble prendre un soin tout particulier à snober le vélo. Son diplôme en poche, il accompagne son père à Paris courant 1906. Tombé sous le charme de la Ville Lumière, il décide d’y rester afin d’y pratiquer son métier de dessinateur industriel. Pourvu d’une somme de 100 Francs pour toute fortune, il trouve de l’embauche dès le lendemain dans une usine de Courbevoie. Désireux de se faciliter la vie, Oscar s’achète un vélo pour se rendre à son travail. Bien vite, sa bicyclette devient sa meilleure amie. Quand elle ne lui sert pas de moyen de transport, elle l’accompagne dans ses virées touristiques en Ile de France. Cependant, la compétition ne l’’attire toujours absolument pas. Pour éveiller son intérêt, il faudra que certains de ses collègues, mordus de petite reine, mentionnent un jour le montant de la prime du vainqueur de Bordeaux-Paris. Pour le jeune homme, c’est une révélation. Ainsi, il est possible de devenir riche simplement en pédalant ! Aussitôt, Oscar entreprend d’équiper sa machine d’un guidon de course et s’inscrit à sa première épreuve, la bien-nommée Premier Pas Labor, qui se dispute autour de Versailles. Contraint à l’abandon après une chute, Egg ne renonce pas et lève les bras dès sa seconde tentative, dans la course Asnière-Viarmes. C’est le début d’une longue série de succès. Car le garçon a pris un goût extrême à sa nouvelle occupation. Il a le « feu sacré », comme il l’affirme lui-même. Pour l’heure, son statut d’indépendant ne lui permet toutefois pas de vivre de sa nouvelle lubie, il continue donc de dessiner de nouveaux modèles automobiles pour le constructeur Panhard. En 1911, il se fait définitivement un nom dans le cyclisme amateur en remportant trois étapes du Tour de France des indépendants.… Sa bonne fortune basculera véritablement lors du Circuit Français la même année. Le jeune Helvète a en effet la bonne idée de briller sur cette épreuve organisée par la formation Peugeot-Wolber. Léopold Alibert, directeur du service des course de la toute-puissante équipe, repère ce garçon capable de gagner avec une telle facilité. Flairant la pépite, il lui fait signer son premier contrat professionnel en octobre.
Après une campagne de classique printanière 1912 prometteuse (3e de Paris-Bruxelles, 7e de Paris-Tours), le jeune coureur s'aligne sur le « vrai » Tour de France. Malgré une prestation honorable lors des premières étapes, le coureur est exténué lorsqu’il rallie Grenoble au soir de la cinquième d’entre elles. Il fait alors part à son directeur sportif de sa volonté d’abandonner. Ce dernier s’oppose fermement à la décision, et les deux hommes se quittent fâchés le soir. Revigoré au réveil, Egg compte finalement poursuivre lorsque son directeur l’interpelle au petit-déjeuner : « Alors, toujours l’intention d’abandonner Oscar ?». Devant le ton goguenard employé, Egg se pique et répond par l’affirmative. Et d’aller trouver Alibert pour lui demander une paire de boyaux de rechange afin de rentrer à Paris en vélo et de profiter ainsi de la beauté des paysages. Son patron goûtera peu la plaisanterie et enverra son coureur dans la capitale par le premier train.
Au début du siècle dernier, le record de l’heure sans entraîneur est la référence ultime chez les cyclistes., le maître étalon permettant de jauger les coureurs. Pour Egg le titre de recordman est même « le plus enviable qui soit ». Il décide donc de s’y attaquer peu de temps après son Tour de France avorté. Le record est alors détenu depuis plus de cinq ans par le Français Marcel Berthet. Le néo-professionnel tente le record dans le vélodrome Buffalo de Paris, le 22 août. Dans les tribunes se trouve un spectateur privilégié, car le tenant a tenu à assister en personne au spectacle, même s’il ne nourrit guère de crainte pour son record. A vrai dire, peu de monde voit en la tentative du Suisse autre chose qu’un échec annoncé. Pourtant, notre Helvète va non seulement battre le record du Français, mais il va même le pulvériser. Avec 42,360 km, il fait 840 mètres de mieux que son prédécesseur. Un gouffre ! Surpris par la performance de son jeune concurrent, Berthet n’en descend pas moins aussitôt sur la piste pour le féliciter. Ils ne le savent pas encore, mais ces deux-là entament sous les vivats parisiens une rivalité qui durera près d’une décennie. Toujours teintée de respect, et même d’amitié, cette rivalité forgera leur popularité et leur légende.
Après avoir laissé passer un an depuis la perte de son record, Berthet est bien décidé à reprendre son bien. Toujours dans le vélodrome édifié à l’emplacement des exploits de Buffalo Bill, le coureur de 26 ans a bien préparé son coup. Et il ne se rate pas, améliorant la marque d’environ 400 mètres. Il n’aura guère le temps de savourer son triomphe puisqu’au cours de ce même mois d’août 1913, Egg le récupère. Profitant de sa préparation, Berthet remonte en selle et ravit de nouveau le record en septembre, pour le plus grand bonheur de la presse et des spectateurs, ravis de ce mano a mano. Il faudra ensuite attendre juin de l’année suivante pour revoir Egg tenter, et réussir un nouveau record (44,247 km). "Il n’y pas de fin de course qui puisse être comparée aux dernières minutes d’une tentative de record de l’heure » déclarera le Suisse en descendant de sa monture, exténué. Et à l’enthousiasme d’un journaliste qui lui parle déjà de la barrière des 45 kilomètres, Oscar Egg répond, impassible : « Je ne crois pas que ce sera facile ».
Egg au départ d'une de ses tentatives du record de l'heure au vélodrome Buffalo
Ce record, qui avait vocation a être battu rapidement, tiendra finalement 19 ans… Un élément extérieur va en effet mettre un brusque terme à la joute franco-suisse. La déclaration de guerre va empêcher Berthet de reprendre le flambeau, tout comme elle sera la fossoyeuse des espoirs d’Emile Engel. Ce prodige, couvé par Peugeot et à qui tous les observateurs promettent ce record, ne sera jamais en mesure de le tenter, fauchée par une mitrailleuse allemande au début de la Grande Guerre. Dans l’après-guerre, le prestige de ce record s’étiole quelque peu. Les rouleurs des années 1920, Blanchonnet en tête, n’osent s’attaquer à ce record, prétextant une absence de vélodrome de qualité. Il faudra attendre la décennie suivante pour voir ce record mythique retrouver son lustre d’antan. D’abord grâce à Maurice Archambaud qui, le 27 octobre 1932, parcoure 44,564 km sur le vélodrome d’Alger. Malheureusement, cette performance n’est pas homologuée car le coureur n’a pas eu les moyens de faire venir un chronométreur officiel de l’Union Vélocipédique de France en Algérie. Archambaud devra attendre novembre 1937 et un record homologué établi à Milan pour apparaître sur les tablette. Mais le fameux record avait finalement été battu en août précédent par Jan Van Aout, à Roermond (Payx-Bas). Loin de se réjouir, Oscar Egg conteste la validité de ce record et affirme que la piste ne faisait pas les 225 mètres réglementaires mais 222,45 mètres. Il ne trouvera rien à redire quand, quatre jours plus, tard, c’est le Français Maurice Richard qui s’emparera du trophée. 19 ans d’immobilité puis deux nouvelles marques en quatre jours, le record de l’heure a trouvé un second souffle…
Pause café lors des 6 jours de Paris 1923
Une fin de carrière consacrée à la piste
Protégé par sa nationalité suisse, le jeune Oscar n’est pas broyé par la machine guerrière quand éclate le premier conflit mondial à l’été 1914. Il devient toutefois illusoire de poursuivre sa vie de coureur professionnelle dans une Europe minée par les combats. Il décide donc de partir aux Etats-Unis, où il s’était taillé une solide réputation après une première participation aux 6 jours de New York en 1912. Cette fois-ci, le pistard évolue au gré des contrats sur les plus prestigieux vélodromes du pays : New York, Chicago, Philadelphie… Victorieux à maintes reprises, il revient tout de même ponctuellement en France pour disputer quelques épreuves sur piste si les gains valent le voyage. Il y retrouve quelques coureurs français, réformés ou en permission, comme Henri Pélissier et Jean Alavoine. Aussitôt après sa victoire dans les 6 jours de New York fin décembre 1916, il profite du retrait de l’Italie du conflit pour revenir sur le Vieux Continent. Sa campagne d’Italie au printemps 1917 sera particulièrement prolifique, il enlèvera Milan-Turin, Milan-Modène et terminera 6e du Tour d’Emilie.
Après y avoir brillé, le natif du canton de Zurich délaisse progressivement la route jusqu’à l’abandonner complètement en 1920. Ses victoires d’étapes lors du Tour de France 1914 et son triomphe à Paris-Tours la même année, si elle ont contribué à sa renommée, sont désormais loin. Le véloce coureur a perdu le goût de la souffrance en extérieur. Une participation à Paris-Roubaix 1922, avortée après 100 kilomètres, le conforte dans sa décision. Pour ce qui est de la piste, notre gaillard continue d’y briller, dans toutes les disciplines possibles. La grande popularité de ce parisien de coeur n’est pas uniquement due à son élégance, à sa modestie ou à la sympathie qu’il dégage, bien réelles, mais aussi à son extrême polyvalence. Le nombreux public qui se masse dans les vélodromes en ces Années Folles sait que le spectacle est assuré en cas de présence d’Occar. Derrière tandem, au kilomètre, en poursuite, à l’américaine, au sprint ou en omnium, il fait partie des meilleurs mondiaux dans toutes les spécialités. En 1924, à plus de 34 ans, il réalisera l’un des plus beaux exploits de sa carrière en remportant le Bol d’Or. Cette épreuve d’endurance, où il faut rouler 24h durant derrière tandem humain, est l’une des plus prestigieuse qui soit.
Réputé son appât du gain, Oscar Egg ne cachait pas qu’il courait souvent pour les primes. Difficile d’y voir matière à reproche car ces sommes constituaient la majeure partie du revenu des coureurs. Du reste, ce système de rémunération n’est pas sans lien avec l’extraordinaire courage dont faisaient preuve les pionniers du cyclisme…
Propriétaire d’une affaire de vente de matériel de cycle à Neuilly dès les années 1910, Oscar Egg laisse Madame tenir la boutique jusqu’à sa retraite sportive en mai 1926. Son grand ami et associé Hector Tiberghien se retire en même temps que lui. Les deux hommes se consacrent dès lors pleinement au développement de l’affaire. Et la boutique devient bientôt la marque « Cycles Oscar Egg ». Obsédés par les innovations techniques, Ils inventent un système de dérailleur (le Super-Champion), qui obtiendra la faveur d’Henri Desgrange et qui deviendra le premier dérailleur présent au Tour de France (en 1937). Parallèlement, Egg met au point un vélo-fusée. Equipé d’une fuselage aérodynamique à l’arrière, ce vélo permet d’améliorer la vitesse. Mais l’opposition de l’UVF et la faiblesse des débouchés commerciaux stopperont l’existence de cet engin futuriste. Le « vélodyne » de son éternel rival Marcel Barthet, sorte de vélo avec carapace en forme de torpille, connaîtra sensiblement le même sort. Mais Egg ne s’en tient pas là, il créé également sa propre équipe, qui sera active de 1933 à 1939, avec quelques beaux résultats à son actif. Le Suisse, dans tous les coups lorsqu’il s’agit de faire fructifier son compte en banque, est également agent de coureurs. Mais il sait aussi généreusement redistribuer une partie de ses gains en dotant les courses de grosses primes, n’oubliant pas le sort parfois difficile des forçats de la route - et de la piste !
Le Suisse sur l'une de ses créations...
Décédé en 1961 à Nice, le coureur sera resté jusqu’au bout fortement attaché au monde du vélo, dans lequel il est entré presque malgré lui au début du siècle. Malgré ses multiples records de l’heure et un solide palmarès sur route, Oscar Egg n’a pas laissé une mémoire impérissable dans l’imaginaire cycliste. C’est une forme d’injustice envers ce champion que certains de ses contemporains n’hésitaient pas à mettre en tête des plus grands coureurs de tous les temps. Performant sur route et sur piste, le Suisse s’est montré en avance sur son temps dans bien des domaines. Son extrême polyvalence, son sens des affaires, sa recherche d’avancées techniques, sa facilité pour traverser les frontières… Ont fait de lui une figure emblématique du premier quart de XXè siècle. Rendons donc à Oscar ce qui lui appartient, et conservons une place dans notre mémoire pour ce champion aussi charmant qu’élégant.
Par David Guénel ( davidguenel)
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