C’est l’histoire d’une famille arrivée dans le Nord de la France par les aléas de l’Histoire, où l’on baigne dans le vélo depuis trois générations. Celle de Quentin Jaurégui, le coureur de B&B Hotels, dont le nom résonne dans le cyclisme tricolore depuis la fin des années 80 et la carrière de son père, José. C’est aussi l’histoire d’une mémoire qui a failli disparaître et d’un retour aux sources, là où tout a commencé, au Pays Basque.
En écoutant parler José Jauregui, père de Quentin, le coureur professionnel de l'équipe B&B Hôtels, on entend d'abord un accent venu du Nord. Du Cambrésis, pour être exact. Normal lorsqu’on a grandi à Inchy, un nom évoquant le début d'un enfer pavé sur la route de Roubaix. A première vue le nom de Jaurégui fleure bon le cyclo-cross et un certain parfum de kermesse. Mais si vous pensiez que José Jauregui est simplement un gars du Nord, vous faites erreur.
Un tel patronyme est déjà un indice précieux pour qui sait le lire. Il suffit d’ailleurs d'évoquer le Pays-Basque et José Jauregui n'hésite pas un instant. "Mon plus grand regret est de ne pas habiter-bas". Car là-bas, c’est aussi chez lui. Pour lui cela ne fait guère de doute. A vrai dire, sans le coup d'état franquiste et la guerre civile qui ravagea l'Espagne, il n'y aurait jamais eu de Jauregui dans le Cambrésis.
Eugenio, le patriarche
Au départ il y a Eugenio, un solide paysan né en 1915 à Larrinbe, tout près d'Amurrio, dans la province basque d'Alava. Son destin semble tout tracé, prêt à reprendre la ferme familiale et à travailler cette terre qu'il aime tant et ne quitterait pour rien au monde. C’était sans compter sur le putsch de l’été 1936. Eugenio devient combattant dans le camp républicain. Jusqu'au bout. "Il a fait partie des derniers qui ont été pris au piège dans les Asturies, vers la fin de la guerre", explique son petit-fils Garikoitz, gardien de la mémoire familiale. Acculé par les troupes franquistes, il ne reste alors que l'océan pour fuir. Un départ précipité et douloureux.
La ferme des Jauregui en Alava (Pays Basque)
La fuite en mer n’a rien d’un long fleuve tranquille et ils sont une poignée de survivants en piteux état à débarquer sur le Bassin d’Arcachon. La suite, c'est hélas un peu le parcours de nombreux combattants républicains sur le sol français, entre camp d'internement et travaux forcés. "On nous a enfermés comme des chiens, les gardiens français nous jetaient du pain sec par dessus les grilles", dira-t-il plus tard Eugenio. Dans les Pyrénées, il fait la connaissance d'une jeune fille venue du Nord. Sa futur épouse. A la libération le paysan basque prend le train, direction Inchy. Là bas il devient "l'Espagnol".
« Je ne mettrai plus jamais les pieds là-bas »
Eugenio a tout perdu. La guerre contre Franco bien sûr, mais aussi sa terre natale. "Il avait le sentiment d'une double trahison, celle subie par le camp républicain et celle plus intime, d'avoir perdu à jamais la ferme où il aurait dû passer sa vie", explique son petit-fils Garikoitz. Son grand-père est amer. "Je ne mettrai plus jamais les pieds là-bas" clame-t-il telle et la sentence est irrévocable. L’homme n'aspire plus alors qu'à se fondre parmi les gens du Nord. "Il avait toujours en lui cette peur de Franco et il disait à ses enfants de rester discret sur leur histoire, de ne rien dire". A ses enfants justement, il ne transmettra pas l'espagnol (il ne savait pas le basque) et leur interdira d'aller retrouver la terre des Jauregui. Le fil de l'histoire semble rompu.
Sa vie d'exilé n'est pas simple. "Mon grand-père était dénigré. Il entendait des 'sale espagnol' et 'va travailler en Espagne'. En même temps il était respecté ou craint et imposait un peu le respect, par sa force". Eugenio travaille dur, dans les fermes du coin d'abord, puis dans les usines comme maçon. "Il réparait les grandes cheminées dans les usines à Denain, en travaillant en rappel. Il partait à 4 heures du matin et après sa journée, il allait encore travailler dans les champs. Il avait 8 enfants, mais quand mon père a eu 14 ans, ma grand-mère est partie. Il s'est retrouvé seul et une partie des enfants a été placé".
L’appel des racines
Bernard, le fils aîné, trouve du travail comme couvreur chez un oncle. C'est par lui que le lien avec le Pays Basque va être renoué. Par lui aussi que vient le virus du vélo. "L'histoire de la famille travaillait mon père. Après son mariage en 1967, il a pris la route du Pays Basque avec ma mère. Et ce même si mon grand-père avait interdit à ses enfants d'aller-là bas. D'ailleurs il n’a même pas voulu lui dire où était la maison de famille. Il n’avait que le nom d'un village en poche, mais c'était suffisant. En arrivant à Amurrio il est allé à la rencontre du curé, qui l’a mis en contact avec la famille », poursuit Garikoitz. Son arrivée est un peu un pavé dans la marre. Les Jauregui restés là-bas ne s’attendait pas forcément à voir débarquer ce cousin venu du Nord. Il faut alors apprendre à se connaître. A partir de là pourtant, Bernard et sa famille prendront désormais la route d'Amurrio chaque année, dans un pèlerinage sans cesse renouvelé.
Eugenio, le patriarche, ne veut toujours rien savoir. La blessure est trop profonde. Il disparaît en 2000, à 85 ans, sans jamais avoir foulé à nouveau sa terre natale. Il part après une dure vie de labeur, sans jamais avoir obtenu la nationalité française non plus.
Entre temps le vélo est devenu une histoire de famille chez les Jaurégui. "Mon père, a commencé vers 14-15 ans par le biais de son oncle, pour qui il travaillait à la dure. C'était aussi une façon de s'affirmer. Souvent il se levait à 4 heures du matin, faisait 60 ou 70 kilomètres pour aller sur une épreuve, faisait sa course et rentrait ensuite en vélo. Et il lui arrivait de gagner en plus !". Une autre époque.
Bernard Jauregui, jeune coureur amateur dans le Nord
Les prénoms des enfants de Bernard Jaurégui sont un hommage au cyclisme et au Pays Basque à eux tout seul. Il y a d'abord Eddie, avec un e à la fin, mais un écho tout de même au champion belge alors en train d'éclore. Puis vient José, comme José Samyn, le jeune professionnel nordiste disparu tragiquement après une chute en course en 1969 et avec qui Bernard Jauregui courait chez les jeunes. Garikoitz, même si l'état-civil ne voudra pas alors de ce prénom basque, ne reconnaissant qu'un "Raphael". Enfin, les deux jeunes sœurs, Maitane (aujourd'hui décédée) et Mendi (cette fois l'état-civil accepte le prénom basque).
Eddie, premier de cordée
Eddie s’avère rapidement doué pour le vélo. Il gagne souvent chez les jeunes, avec les couleurs du club local d'Inchy, puis celles de Wasquehal. "Un jour l'équipe amateur de la KAS est venu courir dans le Nord. Leur directeur sportif a reconnu Eddie, qu'il avait vu courir au Pays Basque peu de temps avant, lorsque nous étions en vacances là-bas. Le soir il sont venus manger à la maison, il y avait Javier Murguialday et Andoni Balboa, qui allaient passer professionnels ensuite et deviendront des amis. L'année d'après, en 1986, Eddie est parti courir chez eux. Sa première saison il marchait bien, mais il a ensuite attrapé une pneumonie et est revenu dans le Nord, avant d'arrêter la compétition après deux ans-là bas". En allant courir au Pays Basque, l’aîné des frangins a montré la voie.
Eddie, frère de José et Garikoitz Jaurégui
Avec José, le nom de Jaurégui va se faire connaître dans l'univers du cyclo-cross, à la fin des années 80 et au début des années 90, lorsqu'il porte le maillot de l'équipe de France et flirte avec les pros. En 1988 et 1989, il est vice-champion de France junior, les deux fois derrière Emmanuel Magnien, le futur coureur de Castorama. En 1989, José remporte le Challenge national espoir et fini 5e d'un championnat du monde junior, remporté par Richard Groenendal devant le même Emannuel Magnien. L'année d'après, c'est la médaille de bronze lors du championnat de France espoir. José marche fort mais Jean-Yves Plaisance, le sélectionneur national, le trouve un peu tendre pour l'aligner lors du championnat du monde amateur à Getxo...au Pays Basque. Un crève cœur pour José. La catégorie espoir n'existe pas à l'époque.
José, 2e du Championnat de France junior de cyclo-cross 1988, derrière Emmanuel Magnien
José, du cyclo-cross au Pays Basque
"José était très doué. On le connaît surtout par le cyclo-cross mais il était fort également sur la route », ajoute Garikoitz. Il s'en est fallu de peu il est vrai pour qu’il ne suive la même trajectoire qu’Emmanuel Magnien, son adversaire dans les sous bois. Entre temps il y aura le bataillon de Joinville, la rencontre avec la mère de Quentin et les années passent. En 1995, à 24 ans, José Jaurégui met le cap au sud...direction le Pays Basque évidement. Durant deux saisons il porte les couleurs de Ripolin Bondex, une équipe amateur basque dont le directeur sportif ne se doute pas à l'époque qu'il gagnera un jour le Tour de France avec un jeune coureur slovène. "Matxin c'était plus un copain qu’autre chose, on avait le même âge. Je garde de bons souvenirs même si c’était dur de se faire une place, je suis tombé sur une très grosse génération, avec des Freire, ou des Sastre", se souvient José.
Le gars du Nord ne dépareille pas dans les pelotons basques ou espagnols. Dès sa première course, la fameuse Subida a Gorla, il est aux avant-postes. "Je flingue dans le dernier kilomètre mais on ne m’a pas bien renseigné...l'arrivée est un peu plus loin. J'arrive finalement au sprint avec Sastre pour la 4e place et lui ferme un peu trop la porte. Il finit dans le talus". On dira qu’il y a prescription depuis longtemps, pour ce petit accroc avec le vainqueur du Tour 2008 . Les places d'honneur se succèdent ensuite dans le calendrier ibérique. "Je passais pas mal la montagne et j’étais souvent devant, mais il me manquait vraiment une pointe de vitesse pour conclure". Ce sont aussi les années 90. Pas les plus simples dans l'histoire du vélo pour percer, au milieu de certaines météorites qui vous grille la politesse avant parfois de se brûler les ailes. Pas d'ouverture pour passer pro donc et retour à la case départ, dans le Nord, après la saison 1996. Retour au cyclo-cross également, avec un dernier tour d'honneur aux Championnat du Monde élite à Munich en 1997.
Garikoitz, le troisième frangin
Dans son périple basque José n'est seul. Son jeune frère Garikoitz est de la partie. Lui aussi se débrouille bien sur le vélo. Lui aussi tâte du cyclo-cross. "Je faisais le challenge national en junior. En 1994 j'ai fais 8e du championnat de France à Sablé sur Sarthe remporté par Miguel Martinez. Cette année-là je devais aller courir la Classique des Alpes junior avec la sélection de Picardie mais je me suis cassé la clavicule juste avant. C’est là que j'ai dis à mon père : 'tu me laisses partir au Pays Basque ou j'arrête le vélo'".
A l'été 1994, Garikoitz porte les couleurs du club d'Amurrio, court avec les Mayo, Zubeldia ou Isasi. "L'année d'après j'ai couru chez Bakomat à Vitoria, avant de rejoindre José chez Ripolin Bondex, mais j'ai été malade plusieurs mois et j'ai arrêté en 1997. C'était quand même dur, nous travaillions tout l'hiver dans le Nord pour avoir de quoi vivre et aller courir au Pays Basque pendant la saison".
Garikoitz Jaurégui, avec le maillot de l’U.V. Fourmies...et la croix Basque.
Au Pays Basque, Garikoitz est comme un poisson dans l'eau. "Enfant j’ai voulu très tôt apprendre l’espagnol dans les livres. Plus tard en allant au Pays Basque, j’ai commencé à entendre cette autre langue que je ne connaissais pas et j'ai voulu l'apprendre aussi". Il passe plusieurs mois à Gernika, s'inscrit à AEK, l’association qui donne des cours de basque aux adultes, et se familiarise avec la langue de ses ancêtres en quelques mois. "Malheureusement je ne le parle plus, faute de pratique, mais j'arrive à le comprendre encore". Lui aussi a hésité à rester là-bas mais revient finalement dans le Nord, pour travailler comme couvreur, avec José et son père. Là aussi, une histoire de famille. Mais impossible de couper les ponts et il redescend dès qu’il le peut. «Là-bas ils nous considèrent comme des gens de chez eux, qui sont partis à un moment donné ». Dans le Nord, comme son frère José, Garikoitz va également s’occuper du club local et tout faire pour garder vivant l’amour du vélo à Inchy.
Au tour de Quentin
Pour ceux qui en France avaient un peu oublié le nom de Jauregui, il fait à nouveau irruption dans le cyclisme y a une dizaine d’années. Cette fois il s’agit de Quentin, le fils de José. Et là aussi, c’est l’hiver que le jeune nordiste se met à briller. « Quand on est jeune c’est plus ludique que la route. Après bien sûr je suis venu sur la route, mais mes premières amours sont au cyclo-cross », reconnaît encore aujourd'hui le coureur de B&B Hotels.
En 2012, il est champion de France et vice-champion d’Europe de cyclo-cross. Des débuts prometteurs. A 19 ans, le voilà professionnel. En évoquant ce début de carrière, comment ne pas avoir en tête ce podium de Coxyde, en 2012, lors du Championnat du monde junior ? 1er Mathieu Van der Poel, 2e Wout Van Aert et 3e Quentin Jauregui. Évidement depuis les deux premiers ont suivi un tout autre chemin. «Je me dis que je me suis un peu perdu en route » s’amuse le troisième homme de ce podium. « Plus sérieusement on ne pas peut comparer leur carrière et la mienne. Des gars comme ça il y en a pas d’autres. Si j’avais été d’une autre génération, j’aurais certainement gagné un peu plus. Après cela fait toujours plaisir de repenser à ce podium, il veut dire que j’étais au meilleur niveau mondial dans ma catégorie ». Il lui est d’ailleurs parfois arrivé de les battre à l’époque.
Quentin a porté le maillot d’AG2R entre 2015 et 2020
Quentin Jauregui ne regrette pas d’avoir franchi le Rubicon très tôt. « Je suis passé pro très jeune c’est vrai, mais finalement c’est ce qu’on voit de plus en plus aujourd’hui. Avec le recul je referai la même chose, quand on sait combien c’est dur de passer professionnel, dès qu’il y a une opportunité il faut la saisir ». Cet hiver le nordiste a changé d’horizon en allant rejoindre la bande à Jérôme Pineau. « J’ai vécu de très belles années chez AG2R, mais je commençais a saturer avec la mentalité du World Tour. J’adore ce que je fais, mais je ne veux pas que ce soit l’usine. J’ai eu des offres mais je ne voulais pas repartir dans une équipe World Tour, avec cette pression des points. Je voulais avoir ma carte, être libre dans mes choix de courses, dans la façon de courir et c’est que B&B Hôtels me proposait. Je ne suis vraiment pas déçu de mon choix, l’équipe me confiance à 100% ».
Là bas, il espère à nouveau goûter au plaisir de lever les bras. Celui qui a participé a trois Vuelta et deux Giro espérait aussi découvrir le Tour cette année, mais une blessure au genou est venu perturber ses plans durant l’hiver. Pas de date de reprise officiellement prévu et sans doute une saison tronquée en perspective. Il faudra donc encore un peu patienter pour le Tour. En attendant, son père savoure le chemin parcouru. « Je n’ai pas réussi à passer professionnel mais Quentin l’a fait. Je suis heureux et fier pour lui ».
Pour ce qui est du Pays Basque, Quentin et son père n’ont pas tout à fait la même vision. «José et Gari mon oncle ont vécu la-bas, ils y retournent mais moi j’ai toujours habité dans le Nord. Je sais que j’ai des origines là-bas, quand j’étais petit j’y allais avec eux mais ça s’arrête là. Si je dis que je suis du Nord, je vais me faire engueuler par eux », rigole-t-il.
Quoiqu’il en soit l’héritage familial se poursuit, d’une manière ou d’une autre. José a un autre fils qui court en cadet, le fils aîné de Garikoiz lui aussi a couru et porté en junior les couleurs de Sakana, un club navarrais réputé au Pays Basque. Son autre fils, plus jeune, se fiche un peu du vélo mais boit les paroles de son père dès qu’il raconte l’histoire de la famille. « A l’école, s’il doit faire un exposé, il se débrouillera pour parler du Pays Basque », avoue avec une pointe de fierté son père. Histoire que l’on oublie pas dans ce coin du Cambrésis d’où vient le nom des Jauregui.
Par Ximun Larre, crédits photo : Famille Jauregui, Franz-Renan Joly/B&B Hotels.