Longtemps, Joseph Habierre ne fut qu’un nom parmi les milliers que compte l’histoire de la Grande Boucle. Le nom anonyme d’un coureur isolé, que rien ne distinguait de la masse de ses semblables, aux histoires aussi passionnantes qu’inconnues. L’existence de Joseph est sortie des oubliettes en 2004 grâce au travail conjoint du magazine belge Coups de Pédale et de deux journalistes espagnols, Carlos Arribas et Francisco García. De touriste-routier anonyme, le dossard 154 du Tour de France 1909 est soudain devenu le premier participant espagnol de l’épreuve.
Pour découvrir qui est Joseph Habierre, il faut se transposer en 1888 dans la commune espagnole de Jaca. C’est en effet dans l’ancienne capitale du Royaume d’Aragon que José Maria Javierre voit le jour, le 4 février de cette année. Troisième enfant d’une famille qui a déjà vu naître Miguel en 1878 et Candida en 1881, José Maria ne naît pas dans l’environnement le plus favorable. La région est en effet en proie à une série d’épidémies de choléra et de variole qui rendent les conditions de vie extrêmement difficiles. Journalier, le père de famille cherche sans cesse de l’ouvrage afin de nourrir son épouse, Orosia Rapun, et ses enfants. La pauvreté est telle que les Javierre partagent leur toit avec deux autres ménages et la naissance de Luis, en 1891, n’est pas de nature à améliorer le quotidien. Mais les tourments de Justo, le chef de famille, prendront fin cette même année, lorsqu’il sera emporté par la maladie. Il n’aura pas le bonheur de connaître son dernier enfant, Damacio, né l’année suivante. Il ne verra pas non plus Orosia subir les affres de la faim. Dans une situation désespérée, la jeune veuve décide de prendre son destin en main et de quitter Jaca. Elle choisit la voie empruntée par nombre de ses compatriotes et traverse les Pyrénées en quête d’une vie meilleure en France. La traversée du massif montagneux est encore périlleuse à cette époque, surtout pour une femme seule avec cinq enfants, dont un nourrisson. La petite troupe arrive pourtant sans encombre dans l’Hexagone et pose ses valises à Lescar. Pour faciliter l’intégration de la famille, le nom de Javierre disparaît bientôt au profit d’un patronyme francisé, Habierre.
A une époque où l’Etat-Providence n’en est qu’à ses balbutiements, les orphelins doivent intégrer la vie active encore plus tôt que leurs camarades. C’est ainsi que José Maria, désormais prénommé Joseph, est employé dans l’une des carrières de la région. L’adolescent n’a quasiment aucun souvenir de sa prime enfance espagnole, il se sent français, parle parfaitement la langue de Molière et maîtrise également le patois béarnais. Comme ses collègues « casseur de cailloux », le garçon embauche dès 5h et doit charrier ses deux mètres cubes de pierres quotidiennement. A l’âge de 17 ans, il fait l’acquisition d’une bicyclette avec laquelle il occupe tout son temps libre. Il devient tellement épris de son engin qu’il cherche à atteindre son quota au plus tôt pour pouvoir monter en selle. En 1907, il prend part à ses premières courses, dans lesquelles il ne tarde pas à s’illustrer. A l’aise aussi bien sur route que sur le Vélodrome Bois-Louis de Pau, le Lescarien fait des merveilles. L’année suivante, il remporte deux des plus belles courses régionales que sont Monein-Artix-Monein et Pau-Puyoo-Pau.
Considéré comme l’un des ténors du cyclisme régional, Joseph voit plus loin. Et quoi de plus prestigieux que le Tour de France, cette formidable épreuve créée par le journal L’Auto quelques années auparavant ? A l’aide d’un modeste soutien matériel de la marque de cycles Alcyon, Habierre s’engage donc pour la grande aventure, avec pour principal bagage son vélo de 16 kilos et son inébranlable force de caractère. Lors de son inscription, il se déclare Français, natif de Lescar. Peu regardante, l’organisation enregistre le coureur sous cette identité alors que Joseph est encore officiellement José Maria et qu’il n’a pas la nationalité française. C’est ainsi que, durant près d’un siècle, cet Espagnol a laissé à son compatriote Vicente Blanco le prestige d’être le premier participant espagnol à la ronde française.
Le début du Tour 1909 se passe difficilement pour le coureur isolé. La 3e étape le voit ainsi finir en 89e position, très loin du vainqueur François Faber. Arrivé à Belfort après plus de 25h d’effort, le coureur de 21 ans semble près de l’abandon. Mais il est bien présent au départ le lendemain. La perspective de la 9e étape, qui traversera son village, l’aide certainement à surmonter les moments les plus difficiles. Et qu’ils sont nombreux, ces moments, pour les pionniers du cyclisme ! La faim, la fatigue, la solitude, le doute ou le froid quittent rarement les coureurs. La souffrance, physique et morale, est pour eux une compagne permanente, qu’il convient d’apprivoiser si l’on veut terminer la course. La 9e étape, qui relie Toulouse à Bayonne, laissera à Joseph un souvenir impérissable. Bénéficiant d’un bon de sortie, il fait son entrée en solitaire dans Lescar. Des deux côtés de la route, tous les habitants de la commune sont là. Une banderole a été fièrement érigée la veille avec cette simple inscription « Vive Habierre ». Le coureur parcoure quelques dizaines de mètres et met pied à terre pour embrasser sa mère, émue aux larmes. Le moral regonflé, le Béarnais terminera l’étape en 15e position, sa meilleure place sur ce Tour. Le coureur réapparaît au village le soir-même, à la faveur de la journée de repos du lendemain. Il participe à une réception donnée en son honneur, avant de se coucher de bonne heure et de repartir pour Bayonne par le train de 16h.
Courus dans des conditions quasi hivernales, les 4.500 kilomètres du Tour 1909 ont mis les organismes au supplice. Des 150 partants, seuls 55 ont rallié Paris. La magnifique 17e place finale de notre garçon doit être mesurer à l’aune de ces chiffres. Le parcours des isolés étant par ailleurs beaucoup plus chaotique que celui des coureurs affiliés à une marque… Dans cette catégorie, l’Espagnol se classe même 5e. L’année suivante, le coureur déménage dans la commune d’Oloron Sainte-Marie afin d’y ouvrir un magasin de cycles Alcyon. La pauvreté dans laquelle il a grandi lui a appris la prévoyance, et il sait que gagner sa vie en tant que coureur est réservé à une petite élite, dont il fera sans doute jamais partie. Pour autant, il prend le départ de son deuxième Tour en juillet, une épreuve qu’il terminera en 20e position. Pas de coup d’éclat à signaler, mais terminer cette épreuve est un exploit en soi, alors le faire deux fois, en tant qu’isolé, est une prouesse qui ne saurait être minimisée.
Début 1911, alors qu’il a décidé de se consacrer à son commerce, Joseph Habierre reçoit un courrier signé de la main de Henri Desgrange en personne : « J’espère vous voir participer cette année encore au Tour de France. Avant de prendre votre décision, pensez bien à la gloire qui accompagne tous les coureurs qui y participent ». La lettre du Père du Tour ne le fera pas changer d’opinion : sa boutique est désormais son gagne-pain et il ne souhaite pas l’abandonner de nouveau pour souffrir un mois durant.
A l’été 1914, lorsque la guerre éclate, Habierre n’est toujours pas Français. Pourtant, comme l’avouera sa fille Cécile Yus des décennies plus tard, son plus grand rêve était d’être naturalisé. Malgré plusieurs demandes en ce sens, il s’était jusqu’alors toujours vu refuser le droit d'être français. A l’abri de la conscription, le Béarnais décide courageusement de s’engager dans la légion étrangère. Un choix que l’infortuné François Faber fera également, au sacrifice de sa vie. Enrôlé au sein d’un bataillon de tirailleurs sénégalais, Joseph obtient rapidement le grade de maréchal des logis. En 1915, son engagement lui permet de recevoir enfin sa carte d’identité française. Il reviendra de la guerre sérieusement boiteux, souvenir d’une grave blessure reçue à Verdun. Décoré de la médaille militaire et de la légion d’honneur, il réintègre son magasin, qui devient vite le rendez-vous incontournable de tous les amoureux de la petite reine. On y écoute les reportages sur les courses à la radio et on vient y voir les résultats que Joseph affiche sur sa devanture. Si l’on parvient à gagner sa confiance, on peut même entendre le propriétaire des lieux évoquer quelques anecdotes de ses participations au Tour de France. Bien qu’il considère que le Tour est devenu une « affaire de femmes », la passion de Joseph pour le cyclisme ne s’en trouve pas altérée. Il aime encore à regarder passer les coureurs lorsque ceux-ci empruntent les lacets des cols d’Aspin ou du Tourmalet voisins.
Propriétaire de son petit commerce jusqu’à sa retraite, Joseph Habierre s’est éteint peu après, à l’âge de 66 ans. Souffrant de rhumatisme et de problèmes cardiaques, l’ancien coureur payait-là le prix d’une vie où la guerre et le sacrifice avaient eu la part un peu trop belle...
Joseph, déguisé en cipaye (soldat indien) durant la guerre...
Par David Guénel ( davidguenel)
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