Nos remerciements à Hippolyte Aucouturier, qui a réservé la primeur de ses impressions à Vélo-Club au sujet de son récent triomphe dans la Doyenne des Classiques.
Mes amis ! Celle-là, ont peut dire que j’ai été la chercher ! J’ai déjà eu à courir des courses difficiles dans ma carrière, mais aucune comme ce 13e Bordeaux-Paris. Certains ne manqueront pas de me dire que nous autres, coureurs modernes, bénéficions d’un matériel ultra perfectionné, et c’est vrai, mais on n’en souffre pas moins sur notre engin. Et le Bordeaux-Paris de dimanche dernier en est la preuve…
Déjà, vous dire que je me présentais au départ gonflé à bloc. En remportant Paris-Roubaix le mois dernier, je décrochais la grande victoire derrière laquelle je courais depuis mes débuts pros voilà trois ans. Et à 26 ans, le temps commençait à presser… D’ailleurs, les observateurs me citaient de moins en moins dans leurs pronostics et, moi-même, je commençais à douter de mes capacités. En un mois, me voilà revenu sur l’échiquier, pour mon plus grand bonheur, croyez m’en… Mais parlons de la course, puisque c’est le sujet de ce papier qui m’a été aimablement demandé. Je me présente au contrôle vers 15h30, soit deux heures avant le départ. Dernier arrivé, j'ai tout loisir de jauger mes concurrents, qui sont au nombre de vingt-deux. Vingt-deux bonhommes à dompter, et pas que des mauvais ! Quatre, surtout, m’inquiètent un peu : Léon Georget, Troutrou [Louis Trousselier, NDLR], Jean Gougoltz et Lucien Pothier. Il manque cependant quelques gros morceaux : Lucien Petit-Breton, qui sera l’entraîneur de Trousselier sur cette course, ou encore Maurice Garin et Edouard Wattelier, qui ont déclaré forfait au dernier moment. Le premier entraînera finalement Gustave Pasquier tandis que le deuxième est reparti pour Paris. Je scrute tout ce petit monde attentivement, et me dis qu’ils ne doivent pas être tout à fait rassurés non plus en me voyant… Je prends donc mon air le plus superbe, il paraît que c’est une chose que je fais plutôt bien… Ma grande confiance m'amène même à me déclarer sûr de ma victoire à Géo Lefèvre au moment de signer la feuille de départ. La météo n'est pas très favorable, peu de nuages mais un vent fort, et surtout des conditions qui devraient se dégrader d'après ce qu'on m'a dit.
Mon plan de marche est simple comme bonjour : je veux décrocher la prime de 150 francs offerte au premier coureur à atteindre les 100 kilomètres. Et ensuite, l’idée est de faire la course en tête jusqu’à Paris. Après le départ fictif, nous fendons une foule immense pour nous diriger vers les Quatre Pavillons, lieu du départ réel. A 17h30, Maurice Martin, le starter, lâche les fauves. Rapidement, nous sommes une poignée à nous détacher, puis plus que trois aux abords des 100 kilomètres : Léon, Troutrou et votre serviteur. Je lance le sprint pour décrocher la prime, mais Troutrou me devance d’une demie-roue. Alors que nous relâchons notre effort, Léon nous dépasse sans crier gare. Nous comprenons trop tard que ce que l’on prenait pour le poteau des 100 kilomètres n’était que le drapeau les annonçant 500 mètres plus loin. Nous voilà bien ! On reprend Léon, qui a l’air de bien rigoler dans sa belle moustache… La nuit commence à tomber, ce sera assurément pour nous l’une des plus longue de l’année…
Me voici au vélodrome Buffalo, épuisé mais heureux !
Peu après, dans la descente de Pétignac, Georget prend tous les risques dans les virages. Je le laisse sagement partir, un Bordeaux-Paris, c’est long, et j’ai déjà donné dans les chutes graves par le passé, d’autant que la descente n’est pas ma qualité première. Je le rejoindrais plus tard. Je profite déjà d’une chute de Troutrou pour être seul deuxième. Puis, alors que je grignote mon retard, la guigne s’en mêle ! Je crève. Une, deux, trois, quatre, cinq fois en l’espace de 150 kilomètres ! Heureusement que l’ami Léon traîne en chemin. Je le reprends après 200 kilomètres, au contrôle de Couhé-Verac, alors qu’il discute le bout de gras avec les contrôleurs. Ca me va ! On roule ensemble, sans parler. Il est minuit, la pluie a commencé à tomber il y a un petit moment déjà. Ces heures, ce sont vraiment les plus dures : l’arrivée est encore affreusement loin, mais le corps montre déjà des signes de fatigue, et l’obscurité n’arrange rien. Ni pour le moral ni, évidemment, pour avancer. Heureusement, nos entraîneurs nous accompagnent avec leurs lampes à huile ou à acétylène. Derrière, je ne sais pas trop où en sont les autres. J’apprendrai plus tard que Troutrou avait 25 minutes de retard à ce moment-là. Une paille ! A Poitiers, je goûte le sol en glissant sur les rails du tram. En me relevant, je constate les dégâts : un genou sévèrement entaillé, et une jambe qui commence déjà à gonfler. Qu’à cela ne tienne, je ferai le point à Paris car Léon ne m’a pas attendu, le bougre ! Je laisse tout juste mon soigneur et directeur sportif, Monsieur Titus-Postma, s’assurer que je peux repartir et je suis en selle ! Je roule comme un dératé pour rejoindre Georget mais, à Chatellerault, j’apprends que c’est moi qui suis en tête ! Je ne mets pas longtemps à comprendre : ainsi, la lanterne qui brillait timidement derrière une haie était la sienne… Dame Nature est intraitable ! Me savoir en tête me remonte subitement le moral, j’en avais bien besoin. J’ai dit que le temps n’allait pas s’arranger, et c’est le cas. Il pleut maintenant à verse, quand ce ne sont pas de gros grêlons qui me labourent le visage. La chaussée est détrempée, et mes pneus s’enfoncent parfois dans la boue jusqu’à faire disparaître les jantes. Je suis trempé jusqu’aux os, j’ai beau me débarbouiller à chaque contrôle, la couche de boue sur mes vêtements, dans mes cheveux et sur ma peau est de plus en plus épaisse. Alors, pensez, on supporte mieux tout cela quand on sent que la victoire est au bout… Malgré le temps de plus en plus hostile, la foule est nombreuse à chaque point de contrôle pour nous faire la fête. Aucun doute, le cyclisme est bien le sport roi en France.
Je progresse bien et je commence à songer à la victoire. Certes, Paris est encore loin, mais enfin, la déveine semble me laisser tranquille, et Georget ne parvient pas à me reprendre. J’en suis là de mes réflexions lorsque Troutrou me tombe sur le paletot avant Amboise. Tout est à refaire, ou presque ! Je suis encore très confiant pourtant, la dernière centaine de kilomètres est truffée de bosses. Je le sais bien, ce n’est pas mon premier Bordeaux-Paris et j’en ai déjà bavé dans ces côtes-là. Alors cette fois-ci, j’en ai gardé dans la chaussette ! Troutrou n’a pas l’air au mieux, lui… Je le signale à mon entraîneur Valpic, je commence à planifier l’offensive.
L’aube se lève. Un bonheur n’arrivant jamais seul, la pluie a enfin cessé. Bon, d’ici que la route ne sèche, je serai arrivé mais, tout de même, ne plus sentir ces gouttes s’infiltrer entre les vêtements et la peau, c’est une petite torture qui prend fin. Avec Troutrou, on arrive à s’entendre. Sur la plupart des courses, personne ne se fait de cadeau, mais dans les épreuves interminables comme Paris-Brest-Paris ou Bordeaux-Paris, la donne est différente. Alors quand l’un de nous deux a besoin de s’arrêter pisser ou boire, l’autre en profite pour faire de même. On a tous les deux la même volonté : distancer Georget, un as sur les longues distances et que l’on craint encore. Surtout que Mercier, le journaliste de L’Auto, nous a informé qu’il pointe à moins de dix minutes. C’est un dur à cuir le Léon, ce n’est pas pour rien qu’on l’appelle Le Brutal. Mais bientôt, je décide que la trêve est terminée. Devant le cimetière de Dourdan, au pied de la côte, je crie à Valpic : « Allez, marche régulièrement, il n’y sera plus en haut ! » Une fanfaronnade sans en être une, car je voyais Troutrou piocher franchement depuis quelques minutes. Je peux voir dans ses yeux vitreux qu’il s’agit d’une fringale. Mon instinct ne me trompait pas, et aussitôt que mon petit Valpic accélère, Troutrou lâche, et descend même de vélo pour monter à pied ! Bingo, la victoire est pour moi ! Je traverse Versailles en volant puis c’est l’arrivée à Ville d’Avray. Comme vous le savez, c’est là que les résultats sont entérinés. Monsieur Justin de Selves, le préfet de la Seine, n’est en effet pas un ami de la bicyclette et refuse obstinément que des courses sur route se tiennent dans son département. Au moment de signer la feuille de contrôle, le soulagement est immense ! Après Paris-Roubaix, voilà ma besace garnie des deux plus grandes courses cyclistes du monde. Je me retourne vers mes entraîneurs pour leur serrer la paluche. Quelles trognes ! A part les yeux et les lèvres, je ne voit rien de leurs visages, tout couverts de boue. Je ne dois pas être beaucoup plus présentable. Je m’en amuse avec eux. Juste à côté de nous, M. Titus-Postma rayonne dans son automobile.
Je peux désormais prendre tranquillement le chemin du vélodrome Buffalo. La route entre Ville-D’avray et Paris est envahie par les spectateurs, d’autant qu’il s’est définitivement arrêté de pleuvoir. Des dizaines de pédards m’accompagnent sur leurs vélos. D’habitude je ne les aime guère ceux-là, trop maladroits, trop dangereux. Mais aujourd’hui, j’en viens même à plaisanter avec certains d’entres eux. A 14h30, je fais mon entrée dans le vélodrome. Clameur. Même après 575 kilomètres et 21h en selle, je suis suffisamment lucide pour jouir du moment. C’est quand même pour ça qu’on pédale toute l’année ! Et, alors que la Marseillaise retentit, je met un point d’honneur à boucler mon kilomètre sur la piste le plus rapidement possible, piquant même un sprint à l’orée du dernier virage. A peine le temps de faire mon tour d’honneur que Troutrou débouche à son tour. Lui aussi écrase les pédales pour épater la galerie. Il finit à huit minutes. Georget arrive troisième, avec vingt minutes de retard. Une course des plus serrées, si l’on considère la distance parcourue…
Troutrou vient de passer le contrôle de Ville d'Avray. Il n'a pas l'air très heureux de sa 2e place...
Et maintenant, je lorgne le 1er juillet. Henri Desgrange, le patron de L’Auto, nous a en effet concocté une épreuve inédite qui promet d’être difficile : un tour de la France en six étapes, que je compte bien remporter. Même si Garin a affirmé qu’il se réservait justement pour cette course et qu’il se fait fort de gagner. Nous verrons bien cela, cher Maurice. Rendez-vous devant l’auberge du Réveil-Matin de Montgeron le 1er juillet à 15h…
Témoignage fictif recueilli par David Guénel ( davidguenel)
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