Âgé de seulement 23 ans, c’est en favori que Giuseppe Azzini se présente au départ du Tour d’Italie en ce 24 mai 1914. Un statut parfaitement assumé par le jeune homme jusqu'à son l'abandon, dans des conditions aussi mystérieuses que rocambolesques. Une telle occasion de remporter un Grand Tour ne se représentera jamais à celui qui était perçu à l’époque comme l’un des grands espoirs du cyclisme italien…
Au cœur des années 1910, la France avait les frères Pélissier. L'Italie, quant à elle, pouvait compter sur les Fratelli Azzini pour représenter ses couleurs. Moins brillante que son homologue française, la fratrie lombarde avait toutefois quelques beaux faits d'arme à son actif. Elle était composée de Luigi (6e du Tour de Lombardie 1909), d'Ernesto (1er vainqueur d'étape italien sur le Tour de France) et de Giuseppe, le cadet. Ce dernier était sans doute le plus talentueux des trois. C'est aussi, paradoxalement, le seul qui ne participa jamais au Tour de France. Trop jeune lorsque ses frères s'y alignèrent en 1910 (pour finir 13e et 17e du général), il figurait parmi les inscrits en 1919 mais ne se présenta pas au départ. Comme la grande majorité de ses compatriotes cyclistes d’alors, Giuseppe s’exportait très peu. Son seul résultat transalpin probant reste cette 8e place sur le Paris-Roubaix 1920, l’une des seules courses qu’il disputa jamais loin de sa chère Italie.
Luigi, Ernesto et Giuseppe posent ensemble au début des années 1910
Passé professionnel chez Legnano en 1912, Giuseppe Azzini n’est alors pas ce qu’on pourrait appeler une vedette. Pas l’équivalent d’un Lapize, d’un Thys ou d’un Crupelandt. Mais un bon coureur, oui, assurément. Après une première année d’apprentissage, il éclabousse l’édition 1913 du Giro de son talent. Vainqueur des 4e et 5e étapes, il termine second des 3e, 6e, et 7e étapes, au terme de laquelle il s’empare de la tête du classement général. Une défaillance et une coalition contre lui auront raison de sa première place, mais il prend date pour l’avenir en terminant 3e de l'épreuve, à tout juste 22 ans.
Le Tour d’Italie 1914, cinquième du nom, est souvent considéré comme le plus dur de tous. Si ce jugement contient une certaine part de subjectivité, les chiffres sont tout de même éloquents : des 81 partants, seuls 8 rallieront Milan. Un ratio inférieur à 10% qui en dit long sur les conditions de course… Plus qu'aucun autre sport, le cyclisme regorge d'anecdotes insolites, anecdotes qui confinent parfois à la mythologie. A quoi doit-il cette particularité ? A son ancienneté, sans doute. A sa difficulté extrême, certainement. Mais principalement au fait que les coureurs évoluent en dehors de tout stade, qui restreindrait le champ des possibles. Sur les routes, tout peut arriver. C'était encore plus vrai il y a un siècle. Pourtant, l’événement qui va se produire ce 3 juin 1914 est inédit dans les annales cyclistes ; il recèle même quelque chose de surréaliste. Ce jour-là, le leader de la course s'est évaporé, et personne ne saura ce qu'il est devenu avant le lendemain.
Au matin de la 6e étape, les coureurs sont confrontés à une véritable tempête dans les Abruzzes. Au vent s’ajoutent la pluie en plaine et la neige sur les hauteurs. Et des hauteurs il y en aura, avec pas moins de huit cols répertoriés tout au long des 428 kilomètres à parcourir. Avec 1’19 d’avance sur son dauphin Calzolari, le jeune Azzini est conscient que sa marge au général est dérisoire. Mais sa place sur le podium final semble scellée car il précède le troisième de 2h45. Les 400 premiers kilomètres de l’étape se passent tant bien que mal pour notre Lombard. Il navigue alors à une dizaine de minutes de son grand rival Calzolari. Il sera vu pour la dernière fois à moins de 30 kilomètres de l’arrivée à L’Aquila. Puis, il va littéralement disparaître. Dans le chaos de cette étape dantesque, les recherches vont mettre un certain temps à s’organiser. Le bruit courre qu'une chute dans un cours d’eau aurait entraîné la noyade du coureur. Malgré ces rumeurs alarmistes, la minutie des recherches n’est pas altérée. Les secours, composés d’organisateurs et de journalistes, frappent aux portes de toutes les maisons sur plusieurs kilomètres autour du lieu où Azzini a disparu. Il est finalement retrouvé endormi sur une botte de paille, dans une grange isolée, son vélo gisant à côté de lui. Il était parvenu à se traîner jusqu'à cet abri pour y passer la nuit. Malade, fiévreux, transi de froid, désespérément seul, on imagine sans peine le désespoir qui a dû étreindre ce garçon de 24 ans qui était à quelques jours de la gloire.
La deuxième partie de saison 1914 fut des plus ternes pour Giuseppe, il ne participa qu’à de très rares courses où il ne brilla pas. Fin mars 1915, sa 5e place à Milan-San Remo prouve qu'il est de nouveau compétitif. Malheureusement, l’entrée en guerre de l’Italie à quelques jours du départ du Giro place ses ambitions sportives sous l’éteignoir. S’il ne connaît pas le destin funeste de certains de ses glorieux semblables (Octave Lapize, François Faber, Lucien Petit-Breton, Emile Engel…), il n’en est pas moins enrôlé dans l’armée royale. Il y sert comme simple soldat dans l’infanterie, au sein du 12e régiment de Bersagliers. Ce régiment a la particularité d’être doté d’une section cycliste, et c’est en tant que messager que Giuseppe Azzini traverse la guerre. Démobilisé en 1918, il retrouve aussitôt la compétition et termine l’année par une belle 6e place sur le Tour de Lombardie, le 10 novembre.
Giuseppe Azzini échoue d'un rien derrière son compatriote Lauro Bordin lors du Tour de Lombardie 1914
Toutefois, les années suivantes le voient rentrer dans le rang. Il ne remportera plus que trois victoires, et abandonnera lors de ses quatre participations au Tour d’Italie… Bien loin du niveau affiché lors des Giro 1913 et 1914, bien loin du niveau qui avait fait de lui la plus grande promesse italienne de sa génération... L’âge, ainsi que l’avènement de Costante Girardengo, premier des campionissimo, auront raison de ses ambitions. C’est en équipier de ce dernier qu’il finira sa carrière. Ce qui ne l’empêchera pas de signer, lors de ses dernières années professionnelles, trois podiums sur ce qu’on n’appelait pas encore des monuments (deux à Milan-San Remo et un au Tour de Lombardie).
Giuseppe stoppe sa carrière fin 1924 et meurt l’année suivante, à 34 ans, foudroyé par la tuberculose. Ses frères Luigi (à 53 ans) et Ernesto (à 37 ans) connaîtront la même fin. Une mort tristement banale parmi les cyclistes de l’époque, justement surnommés les « mangeurs de poussière ».
Par David Guénel ( davidguenel)
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