L’année 1914 s’annonce sous les meilleurs auspices pour Emile Engel, jeune coureur qui défend les couleurs de Peugeot-Wolber. Sprinteur redoutable, il est aussi l’un des meilleurs rouleurs du peloton. Son avenir sur la bicyclette semble radieux, et nombre d’observateurs voient en lui un futur lauréat du Tour de France. Las, l’Histoire ne lui laissera pas l’occasion de leur donner raison…
Emile Engel, c’est d’abord une belle gueule : les cheveux châtains, la raie sur le côté, et toujours ce sourire en coin qui pourrait sembler narquois si l’on ne connaît pas le bonhomme. Mais ceux qui le connaissent le savent, Emile a une gouaille intarissable mais n’est pas arrogant pour un sou, il est aussi généreux en selle qu’à la ville. A 24 ans en ce début d’année 1914, l’enfant de Colombes n’a pas encore le palmarès que son talent lui promet. Malgré quelques victoires, il collectionne surtout les deuxièmes places : Paris-Tours, Paris-Menin, championnat de France sur route… Et quand il ne tombe pas sur plus fort que lui, la guigne s’en mêle. Il abandonne ainsi ses chances de victoire lors des championnats de France 1912 en percutant un chien moins de trente mètres après le départ. En 1913, de multiples crevaisons l’empêchent de disputer ses chances sur Paris-Le Mans. En 1914, c’est sa roue arrière qui se brise pendant Paris-Roubaix…
Après un début de saison 1914 prometteur, Engel se présente au départ du Tour de France avec pour ambition de faire mieux que sa 10e place de l’année précédente. Et il est désormais l’un des leaders de la toute-puissante équipe Peugeot qui compte en son sein des coureurs dont les noms, un siècle après, résonnent encore à l’oreille des passionnés : Jean Alavoine, Eugène Christophe, François Faber, Gustave Garrigou, Firmin Lambot, Henri Pélissier, Philippe Thys… Troisième de la deuxième étape de ce Tour, le Francilien frappe un grand coup en l’emportant à Brest le surlendemain, 2 juillet, après 405 kilomètres et quelque 15 heures de course. Parti de Cherbourg à 2h30 sous une pluie diluvienne, il s’élance en direction du Finistère aux côtés de 113 concurrents. Le peloton roule groupé jusque peu après Dinan, où il se scinde en plusieurs groupes, dont le premier compte quatorze de coureurs. C’est au sprint que les échappés se disputent la victoire, qui revient à Emile Engel après avoir quelque peu joué des coudes pour écarter ses adversaires.
C’est en 10e du classement général du Tour qu’Emile Engel fait son entrée au Parc des Princes le 27 juillet 1913 – Photo : Gallica / Agence Rol
Quelques jours plus tard, le destin rattrapera une première fois le vice-champion de France. Lors de l’arrivée de la 8e étape à Marseille, 26 coureurs se disputent la victoire. Dans l’incapacité de définir le vainqueur de l’étape à l’issue du sprint, l’organisation procède selon le règlement de l’époque : Demi-finale et finale sur le vélodrome pour départager les concurrents. C’est Octave Lapize qui sortira vainqueur de cette session de rattrapage. Quant à Emile Engel, il terminera l’étape au pied du podium après avoir chuté avec son coéquipier Oscar Egg dans l’avant-dernier virage de la finale. Mécontent de la décision d’un commissaire contrôleur de ne pas déclasser Egg, coupable selon lui de la chute, il sera mis hors-course pour « grossièretés et voies de fait vis-à-vis d’un commissaire contrôleur ». Engel payait sans doute là une réputation non usurpée de coureur sanguin. Déjà en 1913, il avait été condamné par l’organisation du Tour à une amende de 100 Francs pour avoir brandi une bouteille au-dessus de la tête de son concurrent Belge Alfons Spiessens…
Emile Engel et François Faber en 1913. Deux ans plus tard, les deux champions auront perdu la vie sur les champs de bataille – Photo : Gallica / Agence Rol
C’est sur ce déclassement et un retour dans la capitale en catimini que s’achève la brève relation d’Emile Engel avec le Tour de France. Comme un clin d’œil macabre, l'édition 1914 avait débutée le jour même de l’assassinat de l’archiduc d’Autriche François Ferdinand, qui allait précipiter l'Europe dans la guerre. La petite histoire rejoindra alors la grande pour le jeune homme qui sera mobilisé en tant que caporal au 72e régiment d'infanterie. Engagé dans la bataille de la Marne, il prend part à une contre-offensive menée par l’armée française aux environs du village de Maurupt-le-Montois. Il est tué d’une balle dans l’abdomen dès le 10 septembre, soit moins de trois mois après son triomphe brestois. C’est grâce au récit du soldat Maurice Delattre, compagnon d’Engel dans le 72e R.I., que nous connaissons en détail les derniers moments du champion : « Nous entrons dans le village de Maurupt par les jardins, nous traversons une route prise d’enfilade et nous sommes accueillis par une grêle de balles. Plusieurs camarades tombent […] près de moi, Engel et Morin, un autre cycliste du Tour de France, reçoivent chacun une balle dans le ventre ». Son frère Louis, également coureur professionnel, a eu plus de chance puisqu'il a survécu à la Grande Guerre et a pu poursuivre sa carrière jusqu’en 1920.
Le matricule 5048 du 2e bureau de la Seine aura donc, à l’instar de millions de jeunes de sa génération, vu ses espoirs se briser contre des forces inexorables. Sans la guerre, son nom serait vraisemblablement passé à la postérité. Ainsi, dressant un bilan humain de la guerre en 1929, le quotidien royaliste L’Action Française citait Emile Engel comme un prétendant sérieux à la victoire finale dans le Tour de France. Quatre ans plus tard, c’est l’Echo Sportif qui, dans une histoire du record de l’heure, affirmait qu’Engel l’aurait très certainement conquis. Ni record de l'heure, ni Tour de France pour ce garçon que l'Histoire empêcha de se faire un nom, de se faire une vie.
Extrait de la fiche militaire d’Emile Engel – Source : Mémoire des Hommes
Par David Guénel ( davidguenel)
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