Retracer l’histoire de Charles Crupelandt, c’est se plonger dans le destin tumultueux d’un homme que le malheur n’a guère épargné. Le double vainqueur de Paris-Roubaix et multiple vainqueur d’étapes sur le Tour de France a en effet tout connu au cours de sa vie. La gloire, mais surtout les coups durs. La guerre, la prison, l’ostracisme, la misère, le handicap… C’est une interminable descente au enfer qu’a connu l’un des plus grands cyclistes français de la Belle Époque.
Roubaix, 1886. Nous sommes dix ans avant la création de la Reine des Classiques. Charles Crupelandt naît le 23 octobre, d’un père tisserand et d’une mère ménagère. Mère maquerelle disent les mauvaises langues… Un milieu peu favorisé, sans être misérable. Dans cette région, aux confins de la France et de la Belgique, la passion pour le cyclisme grandit alors au même rythme que le sport lui-même. Comme la plupart de ses copains, le jeune Charles suit de près les exploits des pistards qui courent dans le Vélodrome Roubaisien, tout juste inauguré. C’est donc tout naturellement qu’il s’oriente vers ce sport à l’adolescence. Doté d’un physique impressionnant, le garçon s’avère déjà être un redoutable sprinteur. Mais plus encore que son indéniable puissance, c’est sa force mentale qui frappe les personnes qui le côtoient. Charles ne renonce jamais, quelles que soient les circonstances. Passé professionnel à 18 ans au sein de la modeste formation Radiator, il n’y reste qu’un an avant de se retrouver avec le statut peu enviable d’isolé. L’année suivante, c’est l’équipe La Française qui lui fait confiance, sans plus de succès. Le Nordiste alterne ainsi six saisons de précarité. Quelques victoires sur piste, deux participations anonymes au Tour de France, et une place de second sur Paris-Bruxelles seront les principaux résultats du coureur au cours de cette période. Il lui faudra attendre 1910 pour voir enfin sa carrière décoller. Il n’a encore que 24 ans, un bel âge pour prendre son envol…
Roubaisien de naissance, il est peu dire que la course qui part de Paris pour arriver à quelques encablures de chez lui le fait rêver. En 1910, après avoir terminé 5e de l’épreuve, il se voit offrir une inhabituelle session de rattrapage. Le tracé de la première étape du Tour de France emprunte en effet les mêmes routes que la classique. Une étape que notre gaillard a coché dès l’annonce du parcours. Et tout se passe comme prévu, il survole la course pour s’imposer en 9h et devancer de vingt minutes un trio composé de Cyrille Van Hauwaert, Octave Lapize et François Faber. Excusez du peu ! Leader du classement général, il cédera son trône le surlendemain mais finira 6e du général à Paris. Charles Crupelandt remporte également la 11e étape de ce Tour, mais les commissaires le relèguent à la 4e place pour avoir gêné, lors du sprint, son concurrent italien Luigi Azzini (frère de l’infortuné Giuseppe). L’édition suivante de la Grande Boucle lui sourit tout autant. Outre sa 4e place finale, il remporte deux étapes, l’une au sprint, l’autre à Chamonix, en damant le pion aux meilleurs grimpeurs du peloton, les Garrigou, Faber et autres Georget. Un succès qui fera dire à Henri Desgrange, le patron de l’épreuve, que le Nordiste a la victoire finale dans les jambes. Une prophétie qui ne se réalisera pas, mais l’essentiel est ailleurs pour le Taureau du Nord. Car sa course, c’est Paris-Roubaix. La victoire lors de la première étape du Tour 1910 ne l’a pas rassasié. Il veut gagner le vrai Paris-Roubaix, cette classique qu’il finissait en 13e position à 18 ans, et dans laquelle il collectionne depuis les accessits. C’est finalement en 1912 qu’il parviendra à ses fins, grâce à un petit coup de pouce du destin. En effet, s’il maîtrise parfaitement les événements lors des 250 premiers kilomètres, il se trouve distancé, peu avant Roubaix, par un jeune coureur inconnu. Il s’agit de Maurice Léturgie, un Roubaisien âgé de 26 ans, tout comme lui. La chute de ce dernier, à quelques hectomètres du vélodrome, permettra à Crupelandt et Garrigou de se disputer la victoire, qui reviendra évidemment au premier, maître ès sprint. Léturgie finira quelques secondes plus tard, inconsolable. La ferveur était immense ce jour-là pour fêter la victoire de l’enfant de la cité, et on dit que plus de 100.000 personnes s'étaient massées aux alentours du vélodrome. Tandis que le héros du jour pouvait à peine parler, se plaignant de ses yeux douloureux, Mme Crupelandt résumait l’état d’esprit de son fils par cette phrase : « C’était son rêve, de gagner cette course-là ». Premier roubaisien vainqueur de l’épreuve, Charles Crupelandt est aussi le dernier…
Massage durant les 6 jours de Paris - Janvier 1913
En 1913, celui qui est désormais l’un des cracks du peloton prouve de nouveau pourquoi son courage et sa force suscitent l’admiration de tous. Après s’être cassé la clavicule le 16 juin sur la piste de Hautmont, il est pansé à la va-vite puis ramené à son domicile de Roubaix. Malheureusement, le transport en chemin de fer a aggravé sa blessure, et le praticien lillois qui le soigne le lendemain ne lui laisse guère d’illusion quant à la durée de la rééducation. Mais les propriétaires de la marque La Française refusent d’être amputés d’une de leur tête d’affiche pour le Tour de France, dont le départ est prévu le 29 juin. Ils envoient donc Crupelandt chez le meilleur spécialiste parisien, le Docteur Dujarier, qui l’opère le 20 juin. Et le miracle a lieu, Crupelandt se remet si bien qu’il peut participer au Tour neuf jours plus tard. «Ca a l’air d’aller», indique-t-il à un ami journaliste lors du départ. Mais la malchance, qui en fait une proie privilégiée, ne le quitte pas. Au cours de la 3e étape, alors qu’il roule à vive allure dans une descente de la ville de Baccarat, il est percuté par un chien et fait une chute de quinze mètres. Transporté inanimé chez un pharmacien, il souffre de multiples contusions et a le genou droit déboîté. Son Tour de France s’arrête là.
Déchargé du poids de l'ambition, Crupelandt aborde Paris-Roubaix sans pression en 1914. Parmi les 153 partants, on retrouve tous les grands de l’époque : Petit-Breton, Garrigou, Christophe, Trousselier, Thys, Georget, Faber, Lapize… Dans des conditions météos favorables, la course peine à se décanter, et c’est un groupe de huit qui surgit dans le vélodrome, sous les clameurs du public. Une centaine de mètres plus loin, se trouve un groupe d’une vingtaine de poursuivants que les commissaires de course sont contraints d’arrêter. Le risque d’accident en cas de regroupement sur la piste était en effet trop important. A l’avant, Crupelandt règle le sort de la course au sprint, tandis que le public envahit le vélodrome. Le classement, qui est établi tant bien que mal par les commissaires de course dans une invraisemblable cohue, sera contesté par plusieurs coureurs. Crupelandt écopera quant à lui de 25 francs d’amende pour n’avoir pas signé la feuille de contrôle à l’arrivée à Roubaix… Le mois suivant, le Roubaisien profite de sa forme étincelante pour devancer le prometteur Émile Engel et devenir champion de France.
10 Mai 1914 - Charles Crupelandt en vainqueur à l'arrivée du championnat de France
Le reste appartient à l’Histoire. La déclaration de guerre surprend notre homme à Berlin, capitale d’un pays devenu ennemi ; il y participe à une compétition sur piste. Contraint de laisser sa bicyclette sur place, il embarque dans le premier train pour la France, sous une fausse identité. L’histoire veut qu’il ait passé la majeure partie du trajet caché dans les toilettes, de peur d’être reconnu. Les guerres ne font preuve d’aucun égard envers les champions. Blessé une première fois au début des combats, Charles subit une deuxième blessure, plus grave, en 1915. Il ne verra plus le front et se verra attribuer un poste de commis en automobiles dans une usine à Billancourt. Ce poste, qui devait lui épargner le pire, va le conduire vers les abîmes. Influencé par des collègues peu scrupuleux, il est impliqué dans une sombre affaire de vol de batteries. Arrêté le 19 mai 1918, sa Croix de Guerre acquise pour « faits de bravoure » ne lui peut lui éviter une peine de deux ans de prison ferme pour complicité de vol. On ne badine pas avec l’approvisionnement en tant de guerre ! Sorti de prison en 1920, il souhaite renouer avec sa passion et son gagne-pain d’avant-guerre, mais l’Union Vélocipédique de France, ancêtre de la FFC, lui refuse sa licence à cause de son casier judiciaire. Jamais l’instance ne reverra son jugement, malgré la pression du public et de certains journalistes sportifs. Sans doute faut-il voir dans cette intransigeante des pressions exercées par certains rivaux du double vainqueur de Roubaix… Ne sachant guère faire que du vélo, Crupelandt prend sa licence dans une fédération parallèle, la Société des Courses. C’est sous cette bannière qu’il deviendra champion de France en 1922 et 1923, dans un championnat sans prestige. En 1923, désireux de participer de nouveau à sa course fétiche, le coureur ne trouvera d’autre moyen que d’infiltrer le peloton, sans dossard, peu après le départ de Paris. Il ira ainsi jusqu’au vélodrome de Roubaix, terminant en très bonne position, et ovationné par son public. Le coursier mettra un terme définitif à sa carrière en 1924, dans un anonymat aussi injuste qu’humiliant.
En parallèle à cette fin de carrière quasi clandestine, Charles a d’abord ouvert une boutique de cycles. Il a ensuite créé sa propre marque, les « Cycles Crupelandt ». Malheureusement, tant le négoce que la marque ne connurent guère de succès. Le champion dut alors changer son fusil d’épaule et abandonna le monde du vélo, qui s’était montré si ingrat avec lui. Dans l’entre-deux guerres, il ouvre un petit bistrot, à l’actuel emplacement du palais de justice de Roubaix. Un métier qui le poussera de nouveau sur le chemin de la police. Pendant la guerre, en avril 1943, il est ainsi surpris en train d’acheter du charbon de contrebande. Le mois suivant, c’est avec 20 kg de blé et 85 oeufs de contrebande qu’il est arrêté. Pas de condamnation, mais des rappels à la loi et un plongeon toujours plus profond dans la pauvreté et la dépression. Peu documentées, les dernières années de l'existence du double vainqueur de l’Enfer du Nord laissent toutefois entrevoir une sort toujours plus sombre. Il a ainsi dû fermer son café quelque temps après la guerre et a fini ses jours misérablement. Aux affres de la pauvreté, s'ajouta un diabète qui devait lui faire perdre la vue. Pire, ce champion cycliste d’exception dut subir une double amputation des jambes quelques mois avant sa mort, survenue en février 1955. Dernier pied de nez d’un destin qui lui fit payer cher le fait d’avoir exaucé son rêve le plus cher…
A 36 ans, Charles est déjà marqué par les vicissitudes de la vie...
Par David Guénel ( davidguenel)
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